Le docteur Eric Sweetscent est spécialiste des greffes d'organes, attaché au service personnel de Virgil Ackerman, PDG de la FCT. Mais tout son talent médical ne lui vaut pas un salaire aussi conséquent que celui de sa femme Kathy spécialisée dans la recherche d'antiquités destinées à la reconstitution du Washington de 1935, ou du moins des quelques rues qui furent le cadre de l'enfance du patron de la FCT. En théorie, pourtant, l'appareil de production terrien devrait être tourné vers l'effort de guerre, puisque la Terre livre bataille aux Reegs — des extraterrestres insectoïdes — pour satisfaire aux clauses d'un traité d'entraide avec les Lilistariens qui, eux, ont forme humanoïde.
Appelé aux côtés du secrétaire de l'ONU et dictateur de la planète, Gino Molinari, Eric découvre que ce dernier déploie toute son énergie à résister aux demandes des « alliés » de plus en plus autoritaires des Terriens, en utilisant des maladies psychosomatiques comme manœuvre dilatoire. Et surtout, il se retrouve intoxiqué au JJ-180, une drogue qui crée une accoutumance immédiate et handicapante, mais qui permet de voyager dans le temps, sans contrôle sur la date de destination (qui peut être le passé ou le futur), ni certitude que l'époque visitée est réelle et non hallucinatoire.
On peut au premier abord croire ce roman politique, le lire comme une dénonciation de la guerre du Vietnam, par exemple, avec la firme qui soutient l'effort de guerre produisant également des drogues à usage militaire potentiel, et surtout la conviction que l'on s'est trompé d'ennemi — en effet, les Reegs, pour monstrueux qu'ils paraissent, sont un peuple pacifique et ce sont les alliés Lilistariens qui représentent un véritable danger pour la Terre.
En fin de compte, pourtant, la vraie préoccupation du roman est personnelle. S'il a été réécrit et publié en 1966, ce roman datait au départ de 1963 — époque d'écriture intense pour Dick (dix romans en deux ans !), et de rapports mouvementés avec son épouse Anne, que l'on reconnaît dans Kathy Kathy est une femme possessive, qui ne perd jamais une occasion d'écraser son mari de sa supériorité, et pourtant, alors qu'il se perd dans les méandres d'univers parallèles, Eric ne l'oublie jamais et prend en conclusion du roman la décision de s'occuper d'elle, alors que le JJ-180 (qu'elle a pris avant son mari) lui a causé des dommages irréparables. Anne était artisan joaillier et, à un moment de leur disputes matrimoniales, Philip la fit interner pendant deux semaines dans une clinique psychiatrique : les parallèles sont évidents.
Mais le livre ne peut se réduire à l'un ou l'autre aspect, ni même à la somme des deux. Parfois décousu au niveau de l'intrigue, En Attendant l'année dernière fourmille de ces remarques philosophiques parfois déjantées qui étaient la marque de fabrique de Philip K. Dick, parfois émises par les personnages, parfois par des machines, comme ces taxis-robots qui prennent si souvent le rôle de confident dans le monde de l'auteur. Ici par exemple, Dick revient plusieurs fois sur le rôle des objets. La construction de Wash-35 (et d'autres villes du passé) est vécue comme une falsification, mais Dick défend le faux comme analogue de la création artistique, ou de sa reproduction. Je vois aussi les villes reconstituées comme des préfigurations grandeur nature des combinés qui apparaissent dans Le Dieu venu du Centaure, comme une moquerie ultime de la course à la consommation. Mais les objets deviennent brutalement hostiles lorsque Kathy éprouve pour la première fois les effets du manque de JJ-180, et se retrouve entourée d'un univers coupant et abrasif, privée de la capacité de toucher et manipuler. Pendant deux pages, on se croirait dans une première version de l'univers de Serge Brussolo. Bref, chaque lecture fait sortir quelque chose de plus des livres de Dick.