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Les critiques de Bifrost

En terre étrangère

En terre étrangère

Robert A. HEINLEIN
ROBERT LAFFONT
504pp - 25,00 €

Bifrost n° 57

Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57

Valentin Michael Smith est le seul survivant du premier voyage humain vers Mars. Encore bébé, il est pris en charge par les Martiens et élevé comme un des leurs. Vingt ans plus tard, un deuxième équipage humain découvre le survivant et le ramène sur Terre. Héritier d’une fortune colossale, au cœur d’intérêts financiers et politiques considérables, il est menacé de séquestration, voire d’assassinat, par tous ceux ayant intérêt à sa disparition.

Michael, inconscient des enjeux et désarmé dans cette société inconnue, est soigné en secret dans un hôpital. Gillian, une infirmière au grand cœur, l’aide à se réfugier chez Jubal Harshaw, écrivain à succès richissime. Ce dernier va devenir le protecteur du jeune homme et son éducateur. Michael essaie de comprendre la société humaine, et de son point de vue, deux choses ne tournent pas rond sur Terre : la religion et le sexe. Rien que la pensée et la science martienne ne puissent résoudre, voire réconcilier.

En terre étrangère a été écrit sur une période d’une dizaine d’années. Initié en 1948, le projet est longtemps laissé de côté car tombant sous le coup de la censure sur les textes obscènes. Heinlein se remet au travail lorsque ces lois ne sont plus en vigueur et que le roman peut être mené à son terme. Flairant l’air du temps et l’aspiration de la jeunesse américaine à davantage de liberté, l’auteur s’en donne dès lors à cœur joie.

Heinlein s’attaque d’abord à la religion, brocardée de diverses manières. Les églises sont dévoyées : la spiritualité s’efface derrière le goût du pouvoir et de l’argent. Elles ont par ailleurs la mauvaise habitude d’exiger de leurs fidèles des certitudes plutôt qu’un esprit critique. La foi n’est pas la raison et ses clercs possèdent la dangereuse capacité de manipuler les foules. L’éducation de Michael donne l’occasion à Heinlein de présenter, le plus souvent sous les traits de Jubal Harshaw, le vieux sage désabusé, les différentes croyances humaines, leur relativité et la nécessité d’avoir du recul à leur sujet. Les références se multiplient : églises protestantes, catholicisme, gnose, islam, spiritualités orientales alimentent la réflexion.

Le grand carambolage des valeurs ne s’arrête pas là. Le regard dénué de préjugé du héros fait éclater au grand jour les contradictions d’une société hédoniste et pourtant paralysée par les idées préconçues au sujet de la sexualité. Indifférent aux inhibitions humaines, Michael décide de convertir l’humanité à la sagesse martienne et fonde sa propre Eglise où l’on pratique l’amour universel. Un aspect du roman qui suscitera une durable incompréhension.

A sa parution, En terre étrangère ne connaît pas un succès retentissant. En quelques années, il devient pourtant la « bible » des hippies qui trouvent dans le livre une inspiration, voire une doctrine à leur propre vie communautaire. Contresens complet. Heinlein, comme toujours dans ses romans, a poussé jusqu’au bout son hypothèse de départ : jusqu’où peuvent aller des pratiques amoureuses pour un sujet ignorant les barrières morales ? Eh bien oui, jusque là et encore un peu au-delà, et même plus loin d’ailleurs. Les provocations sont là, comme pour les questions de religion, afin d’obliger le lecteur à se positionner et exercer son libre arbitre. Et la vraie liberté n’est pas d’aller le plus loin possible mais précisément là où on le désire, en pleine conscience et sans préjugés. 

Céline BODVING

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