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Les critiques de Bifrost

État de rêve

Ian MCDONALD
LIVRE DE POCHE
5,50 €

Critique parue en octobre 2012 dans Bifrost n° 68

L’une des plus redoutables épreuves qu’un livre puisse avoir à affronter reste celle de la relecture. Les années passent et l’on conserve un souvenir plus ou moins précis, plus ou moins diffus de l’ouvrage. Un bon souvenir généralement si l’envie nous viens de le relire.

Depuis longtemps déjà j’envisageais la relecture d’Etat de rêve, persuadé d’y trouver au moins un texte digne de figurer dans mon panthéon personnel. Un, mais lequel ? A priori, des favoris tenaient la corde : « La Roue de Ste Catherine » et « L’Ile des morts », notamment.

Le souvenir assez vif que je gardais de « Rêves impériaux » était celui d’un bon texte, mais pas mon préféré. Sa thématique rappelait « Les Anges du Cancer » de Norman Spinrad ; cela dit, une génération étant passée, le psychédélisme l’était tout autant. Restait un texte d’une belle facture néoclassique, proche de John Varley où l’on assistait à des combats spatiaux virtuels, à une lutte contre une maladie psychosomatique engendrée par un violent traumatisme.

Je n’avais par contre aucun souvenir des « Scènes d’un théâtre d’ombres » et je suis resté fasciné, pris par l’ambiance, plutôt morbide au demeurant, de cette sombre histoire de vengeance et d’impossibles amours perdues dans une Venise future. Sérénissime à jamais. Du coup, la barre se voyait placé très haut, vraiment très haut. J’écrivais la même chose quoique pour de forts différentes raisons à propos de Tau zéro de Poul Anderson : Ian McDonald donne là la forme la plus aboutie et peut-être ultime d’un standard.

Mais à ce moment-là, je n’avais pas encore relu « Christian ». Une autre ambiance, une autre histoire. Toujours morbide, toujours des amours vouées à un inexorable échec. « Christian » nous rapproche d’un de mes auteurs préféré : Keith Roberts. Les cerfs-volants font évidemment penser à Survol, mais on pense ici bien davantage à Becky et au Bateau Blanc. « Christian » passe presque la barre fixée par les « Scènes d’un théâtre d’ombres ». Presque seulement.

« Roi du matin, reine du jour » brassait les souvenirs de la nouvelle et ceux du roman publié plus récemment en « Lunes d’encre », chez Denoël. Quand la science positiviste et matérialiste radicale du XIXe siècle croise l’elferie de la plus belle eau sous les signes conjugués de Freud et Yeats. Encore un texte superbe mais qui, à l’instar de « Rêves impériaux », n’emporte pas mes suffrages.

Et voici que maintenant s’avance la plus grande des grandes, la fabuleuse Catherine de Tharsis, du moins dans ma mémoire… L’un des textes dont je garde le souvenir le plus précis et qui n’a ni pâli ni pâti de la relecture. Toute évocation de Sainte Catherine d’Alexandrie, l’une des femmes, l’un des humains, les plus importants à avoir vécu, à l’origine de tout le respect et l’estime que l’on doit à l’intelligence, mérite que l’on s’y attarde. La nouvelle de McDonald ne le cède en rien à l’œuvre éponyme de David Byrne (musique) et Twyla Tharp (chorégraphie). La numérisation de l’esprit apparaît comme un excellent moyen d’atteindre la pureté, une alternative très acceptable au suicide et la possibilité d’échapper à un monde rendu invivable à force de corruption. Sainte Catherine étant la protectrice de nombre de corporations, pourquoi ne deviendrait-elle pas celle des colons martiens ? Ici, la survie de l’esprit n’est pas perçue avec le même caractère morbide que dans les autres textes abordant ce concept.

« Portrait inachevé du Roi de la Douleur, par van Gogh » est l’un des textes les plus faibles du recueil, bien qu’il soit peut-être le plus moderne quant à sa thématique que l’on retrouve dans des livres plus récents tels que Darwinia de Wilson, Le Filet d’Indra d’Aguilera, ou Palimpseste de Charles Stross. Sur ce background de numérisation du monde, Ian McDonald nous brosse, avec une belle économie de moyens, les portraits du peintre et de cette utopie où s’impose le besoin d’un roi de la douleur. Cette nouvelle, qui aurait pu briller comme un phare à n’importe quel sommaire, se voit ici éclipsée par ses plus resplendissantes voisines comme une étoile de classe B le serait dans un amas où domineraient celles de classe O.

D’après Ian Watson, la chose la plus importante que nous apportera la nanotechnologie sera l’immortalité : ce que McDonald met en scène dans « L’Ile des morts », certainement le texte dont je gardais le souvenir le plus clair (et la premier récit jamais publié par l’auteur). Mais les morts vivent entre eux, dans leur monde virtuel, et ne goûtent plus guère la compagnie des vivants qu’ils côtoient un jour l’an dans des corps d’emprunt. La technologie mise en œuvre contrarie davantage le travail du deuil qu’elle n’y contribue. Ce texte où l’ambiance est morbide à souhait se révèle proche des « Scènes d’un théâtre d’ombres », mais cette nouvelle que j’estimais la meilleure m’apparaît désormais légèrement en retrait.

« Radio Marrakech », qui aurait pu s’intituler « Both Ends Burning », est certainement la nouvelle où la morbidité s’affirme avec le plus de force et dont la scène finale rappelle furieusement celle de « Christian ». Nouvelle histoire d’amour non pas impossible cette fois, mais tragique, qui flotte quelque part entre « Rêves impériaux » et « L’Ile des morts ». Le thème de l’accroissement des perceptions déployé par van Vogt et amplifié par la génération suivante reçoit ici un traitement à la fois résolument moderne et typique de la manière de l’auteur. La fabuleuse amplification des perceptions grâce à une drogue hormonale qui transforme un humain en Ultras à un prix, très lourd à acquitter. Probablement le texte le plus sombre de ce recueil, nouvelle dont la richesse et l’originalité rappellent celles de George R. R. Martin.

Sans conteste, « En des cités singulières » est, et de loin, le texte le plus faible du recueil. Sorte de fable où des voyageurs se racontent leurs voyages en divers lieux étranges, autant de facettes d’une même réalité, chacun d’eux n’ayant prêté attention qu’à un aspect différent.

Avec « Vivaldi », on revient à un très bon texte aux accents varleyens mais avec cette quasi-omniprésence de la mort qui caractérise McDonald. Comme « L’Ile des morts », « Vivaldi » est un texte sur le deuil. L’acceptation de la mort que l’on croise de manière récurrente au fil du recueil peut se voir comme l’expression d’une certaine foi chrétienne, McDonald ne paraissant guère croire à l’efficacité des moyens offerts par la technologie de circonvenir la Camarde.

Etat de rêve est un recueil d’une qualité rare ; on ne peut imaginer meilleure porte d’entrée à l’œuvre de Ian McDonald.

Jean-Pierre LION

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