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Les critiques de Bifrost

Étoiles mourantes

Étoiles mourantes

AYERDHAL, Jean-Claude DUNYACH
J'AI LU
13,57 €

Bifrost n° 15

Critique parue en novembre 1999 dans Bifrost n° 15

En se répandant dans l'espace, l'humanité s'est dispersée en quatre Rameaux plus mutuellement étrangers qu'antagonistes : Mécanistes, Organiques, Connectés, et la Fédération Originelle qui, en dépit de son nom et de sa position historique (la Terre en fait encore partie) est aussi isolée et bizarre que n'importe quelle autre branche ; car toutes ont connu des évolutions qui ont modifié la notion même d'humain. Les quatre Rameaux sont présentés dans une première partie du livre dans quatre sections d'exposition. Chacune occupe l'espace d'une longue nouvelle, mais introduit assez de personnages et d'éléments de décor pour avoir le potentiel d'un roman.

Les Mécanistes mâles vivent en symbiose avec des armures qui sont intelligentes, héritières de la mémoire de toute la lignée de leurs habitants successifs. Autant dire qu'il ne fait pas bon entretenir une mentalité de révolté ; et la volonté propre des Armures est pour beaucoup dans l'orientation permanente de leur société vers la guerre. Les femmes, qui ne portent pas d'armure, sont vouées au rôle de mère ou de putain (pardon, geisha), ce qui n'empêche pas quelques-unes d'entre elles d'entretenir des projets de révolte féministe, brutalement réprimés ; tandis qu'un autre foyer d'agitation couve du côté des ingénieurs, rétifs au pouvoir beaucoup plus militariste (si c'est possible) des Armurieurs. Tecamac, le jeune protagoniste de cette section, présente l'originalité d'habiter une Armure vierge, sans occupant précédent. Son talent n'a d'égale que sa révolte.

La Fédération voue à la mort une sorte de culte paradoxal ; ses citoyens, et même ses enfants, passent une bonne partie de leur vie sous forme de projection désincarnée, et lors de leur décès se font remplacer par des personae qui doivent exprimer un maximum de ce qu'ils furent. Mais la création d'une personae ne va pas de soi, c'est une œuvre d'art qui demande l'intervention d'un spécialiste. Gadjio est un de ceux-là. Il entretient avec la mort un rapport aiguisé par le décès de sa fille, qui aura toujours huit ans sous la forme éthérée qui est désormais sienne. Quand s'ouvre le roman, Janos Koriana, qui est le Charon, c'est-à-dire le dictateur de la fédération, est mourant ; il fait appel à Gadjio pour confectionner sa personae. Mais un tel client ne peut pas être commode. Koriana, comme un despote faisant exécuter ses architectes une fois son palais construit, exige d'effacer la mémoire de Gadjio une fois la personae réalisée. Le heurt est inévitable.

La société des Organiques vit pour l'Artefaction. Rendue possible par les « embiotes » qui partagent le corps de tous les Organiques, c'est une forme de création artistique qui ressemble plutôt à un accouchement (avec tous les aléas que cela présente), et a pour but un don mutuel. Faute de ce don, la croissance des embiotes n'a plus de limites dans son hôte, et transforme l'artiste lui-même en statue. Les œuvres ainsi créées, dernier témoignage de dépassement artistique de leurs auteurs, reposent dans un musée spécial. Mais le gros de la section est consacré à des dialogues sur le système politique des Artefacteurs, qui se veut anarchiste. Bien entendu, il est en fait dominé par des tendances, des clubs plus ou moins organisés parmi la minorité des gens qui se soucient du devenir collectif de leur société — qui se nomment, avec une certaine dérision, les Anarques. Les protagonistes principales de cette section, Tachine et sa fille Erythrée, sont en première ligne du combat politique souterrain de la société Artefactrice — avec Erythrée dans le rôle de la révolutionnaire ; c'est elle qui écrit les meilleurs slogans de Contre-Ut(opie), dans ces batailles qui ne peuv[ent] être qu'orale[s] (p. 184). La seule bataille qui compte, finalement, c'est celle que se livrent Tachine et Erythrée au cours de leurs dialogues : « les phrases taillées au couteau se mettaient à crépiter, péremptoires, violentes, jusqu'à n'avoir plus, chacune, que l'ambition d'emporter le duel en clouant définitivement l'adversaire » (p. 183).

Quatrième et dernier Rameau, les Connectés ne peuvent supporter la vie sans un flot constant d'information échangé sur le réseau informatique avec les autres membres de leur communauté — ce qui limite nécessairement la taille de leur Rameau, localisé dans un habitat spatial, et leurs voyages d'exploration ! Nadiane, protagoniste de cette section, doit ses succès dans la prospection minière sur les astéroïdes à sa capacité à reconstituer une communauté virtuelle qui lui permet de supporter l'isolation quelques heures de plus.

Ayerdhal et Jean-Claude Dunyach travaillent dans des registres fort différents, et plutôt que d'essayer de fusionner leurs styles ou leurs imaginaires, ils semblent avoir joué intelligemment sur leurs différences pour élaborer l'univers de ce livre. Si les Connectés font penser aux univers de Greg Egan et au cyberpunks, si la dualité entre Mécanistes et Organiques est parallèle à celle élaborée par Bruce Sterling dans La Schismatrice et le cycle de nouvelles associé (in Crystal Express), si la relation entre Armure et Mécaniste de chair doit beaucoup aux humains cyborguisés de Gregory Benford (La Grande Rivière du Ciel), le contraste entre Mécanistes et Fédération, les deux premiers Rameaux présentés, met en exergue les tropismes de chaque auteur. Ils se caricaturent eux-mêmes plutôt que de diluer leurs spécificités respectives. Ayerdhal en particulier doit bien jouer quand il décrit comme des batailles les dialogues (très marqués) qu'il pratique. Et si Stolze fournit avec l'analyse grammaticale du texte des arguments irréfutables de paternité littéraire, le comportement des personnages et, dans une moindre mesure, les obsessions thématiques, permettent d'identifier immédiatement l'auteur de chaque passage.

Quoique notre tandem ne pratique pas jusqu'au bout le jeu de la dissonnance : l'Artéfaction des Organiques est une préoccupation bien dunyachienne, tandis que les préoccupations politiques des Artefacteurs (au-delà de leurs répliques) sont du Ayerdhal tout craché. S'il y a hésitation possible sur l'identité du concepteur de ce Rameau-là, on ne peut douter de qui a écrit la section qui lui est consacrée. Le rapport mère-fille de Tachine et Erythrée (Ayerdhal) est une perpétuelle rivalité ; le rapport père-fille entre Gadjio et Marine (Dunyach) est tout en amour nostalgique

Il est un autre point où le tandem autorial vient puiser dans l'univers de Dunyach seul : l'essaimage humain, toutefois, n'aurait jamais pu se produire sans les AnimauxVilles, celles qui avaient été introduites dans Étoiles Mortes (Fleuve Noir 1991, deux volumes). Gigantesques, structurées en rues, places et corridors, ces baleines de l'espace possèdent le pouvoir de voyager par téléportation et se sont volontiers pliées aux désirs des humains. Celles qui sont domestiquées peuvent remplir leur fonction de cité, comme Lapis Lazuli, devenue centre urbain majeur des Organiques ; et Brumée, qui héberge leur musée des créateurs statufiés par leur embiote. Notre Mère des Os, installée à côté du palais du Charon de la Fédération Originelle, faisait fonction de corbillard de l'espace. Maintenant elle ressemble plutôt à une cathédrale habitée par le seul Gadjio, prêtre jaloux, et hantée par le spectre de la fille de celui-ci. Mais les Villes habitées sont légion, et les troupeaux d'AnimauxVilles sauvages plus nombreux encore.

Ce sont les AnimauxVilles qui mettent l'intrigue en route, en provoquant les Retrouvailles des Rameaux qui seront le sujet de la deuxième moitié du livre. Une supernova se prépare, et cet événement porte toujours à conséquence sur le Ban, le réseau hyperspatial utilisé par les AnimauxVilles pour se téléporter. À chacune de ces occasions, donc, les AnimauxVilles se regroupent autour de l'étoile sur le point d'exploser, et souhaitent toujours amener avec eux des représentants de chacun des Rameaux de l'humanité. Les personnages que nous avons suivis au cours des sections d'ouverture ont tous une raison ou une autre de venir au Retrouvailles — mais ceux qui ont le plus d'arrière-pensées sont les Mécanistes.

Connectés et Mécanistes n'utilisent pas les AnimauxVilles ; mais ces derniers construisent un vaisseau expérimental qui leur permettra la téléportation mécanique, privant par là les Villes de leur nécessité. Là encore, la collaboration entre Ayerdhal et Dunyach s'épanouit en un duel féroce entre leurs créations, les Mécanistes figurant une vision démentielle du surmâle, dominateur, agressif, bardé de ce préservatif d'acier qu'est l'Armure ; tandis que les AnimauxVilles — qui sont sexués, et peuvent être mâles ou femelles, éventuellement tour à tour — présentent quand bien des aspects (éventuellement fantasmatiques) d'un sexe féminin. Même Noone, une ville vieille, « au cuir épais, possédait toutefois au cœur de ses replis une zone de chair tendre, aux capillaires apparents » (p. 130). Janos Koriana entretient avec Noone une liaison physique passionnée : « l'air (…) laissait sur la langue un goût imperceptible que le Charon n'avait jamais oublié. Retrouver, après tant d'années, cette saveur qui n'appartenait qu'à Noone le bouleversa (p. 131). Les Villes possèdent une surface, avec des bâtiments, mais dans ce livre-ci, l'action se passe surtout au sein de leurs cavités internes, dont les parois intimes (p. 370) ruissellent de sécrétions, ou sont décorées de draperies couleur de rubis (p. 131).

On pourra objecter à ce tableau vaginal la présence des Beffrois des villes, sortes de tours de chair, d'os et de cartilage qui se dressent en leur centre ; je pense qu'ils tiennent plus lieu de clitoris que de verge. Et quand Notre Mère des Os s'arrache du palais du Charon Koriana en se laissant déchirer par les câbles barbelés qui la retenaient au sol, je ne peux m'empêcher de penser au déchirement (douloureux) d'une monstrueuse infibulation. Erythrée, comme Gadjio et Koriana fait partie de ceux que Dunyach nommait déjà dans Etoiles Mortes les Amants des Villes — tandis que les Mécanistes, naturellement, cherchent à soumettre ou à violer ces dernières. La sensualité qui irrigue toute la section consacrée à la Fédération Originelle lui confère une puissance qui manque à celle consacrée aux Connectés, où Dunyach met plus en œuvre ses connaissances d'informaticien.

Après avoir suivi les personnages de chaque Rameau dans quatre sections initiales peu liées entre elles, le roman passe sa deuxième moitié au voisinage de la supernova imminente. Ici Ayerdhal et Dunyach travaillent en tandem ; grosso modo, au premier l'action et les dialogues, au second les décors, les idées relevant plus spécifiquement de la SF. Ayerdhal le moraliste, Dunyach l'esthète — à condition de prendre la recherche scientifique comme un art. Le complot des Mécanistes est une vraie histoire de super-science comme la SF française en offre peu d'exemples — et il est symptomatique que Jean-Louis Trudel ait été mis à contribution sur quelques points techniques de ce roman. Toutefois, l'aspect émerveillement scientifique est occulté au profit des aspects politiques et amoureux du choc des cultures humaines. J'avoue une petite déception quant à la deuxième partie : les quatre amorces avaient mis en place des sociétés et des personnages d'une complexité jubilatoires. Mais trop nombreux pour tous avoir la vedette ! Les intrigues naissantes sont souvent oubliées une fois que tout le monde se Retrouve. Certes, Gadjio le Passeur des Morts règle en bonne partie ses comptes avec le Charon, et avec le spectre de sa petite fille morte, mais (par exemple) les contradictions internes à la société Mécaniste sont escamotées dans la violence, et celle de l'anarchisme des Organiques ne sont plus rediscutées, et surtout ne jouent guère de rôle au moment des Retrouvailles, alors qu'elles occupaient beaucoup d'espace au début du livre. Quant aux Connectés, ils restent, tant au niveau individuel que collectif, la composante la plus pâle du livre.

Collaboration ne veut pas dire alignement, et Ayerdhal et Dunyach me plaisent plus en polyphonie qu'à l'unisson. Leur livre en commun puise à de nombreuses sources, regorge d'éléments intéressants, mais son intérêt faiblit dans l'emballement de la dernière ligne droite.

Pascal J. THOMAS

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