Iain M. BANKS
LIVRE DE POCHE
633pp - 9,70 €
Critique parue en octobre 1998 dans Bifrost n° 10
La Culture de Iain M. Banks serait supérieure à Fondation, Dune ou à L'Instrumentalité. Ce qui est certain, c'est que cette société galactique qui sert de toile de fond aux space opera de notre auteur est d'une richesse considérable, d'une densité exceptionnelle. C'est aussi là que le bât blesse : motifs et personnages s'évaporent dans le décor. Ils sont insignifiants et perdent leur sens. Du tableau de la Culture, on peut dire qu'il est trop chargé et que les personnages s'y noient.
Dans ce quatrième volume du cycle surgit une excession – terme qui désigne une entité/artefact d'un ordre supérieur à la Culture, un concept qui la dépasse, qu'elle est incapable d'appréhender – laquelle va servir d'appât pour les Affronteurs, aussi bêtes que méchants…
Dans la Culture coexistent humains et Intelligences Artificielles – les vaisseaux, notamment – qui sont des personnages à part entière, voire les principaux. Ils entretiennent avec les humains des rapports qui ne sont pas sans analogies avec ceux d'un chien à ses puces.
L'intrigue, qui lie les humains Genar-Hofoen, Ulver Seich et Dajeil Gelian, est d'ordre affectif et n'implique que le seul vaisseau Service Couchette – c'est son nom… Elle n'interfère pas avec les événements mettant en cause l'excession et les Affronteurs, bien que Genar-Hofoen ait été ambassadeur auprès d'eux. Et que fait l'ambassadeur à l'heure où la guerre menace ? Il se réconcilie avec ses amours de jeunesse Pour des raisons d'adhésion du lecteur Banks a besoin de personnages humains. Mais leur histoire relève davantage de littérature générale (où il s'illustre par ailleurs) que de la SF ; et ça délaie la sauce d'autant.
L'explicitation n'est pas le fort de Banks. Trop de flou subsiste pour que ce soit artistique. L'auteur ne semble préoccupé que d'affiner sa fresque « Culturelle », dépeinte à petites touches qui, chacune, apportent plus d'informations relatives à la Culture (au fond, donc), qu'au récit proprement dit. Les événements, tant à l'échelle des Mentaux (I.A.) que des humains, restent en fin de compte assez simples.
La Culture est dite anarchiste, cynique, hédoniste, éthique, décentralisée, égalitaire, opulente et pacifiste… Tous ces attributs ne conviennent pas. Les humains de la Culture ont du pain et des jeux à ne savoir qu'en faire. Comme des puces, ils vont là où va le chien et sautent, à l'occasion, de l'un à l'autre. Hédoniste, la Culture ? Certes. Mais les humains de la Culture maîtrisent-ils encore leur destin ou l'ont-ils remis entre les mains (virtuelles) des mentaux ? Banks dit (in Galaxies n° 1) que la Culture est anarchiste à l'extérieure et socialiste à l'intérieur (des vaisseaux). De fait, il n'y a pas d'égalité entre les mentaux et les humains. Nous avons là deux niveaux de société. La Culture est une société de mentaux dont l'habitat est la Galaxie qui, bien que décentralisée, n'en connaît pas moins les hiérarchies.
Une fois que l'on a vu le VSG Service Couchette produire 80 000 vaisseaux de guerre à partir d'eau et de roc, on a une idée de la capacité de production de la Culture qui, soit dit en passant, n'occupe pas d'humains. Peut-on encore parler de socialisme quand chacun a tout ce qu'il peut désirer sauf des responsabilités ? Ou est-ce la forme paroxystique de l'état-providence ?
La Culture apparaît bien comme une expression littéraire de l'impérialisme post-moderne. Elle est agressive, belliqueuse à outrance et prosélyte, comme l'Affront en fera ici l'humiliante expérience. De la Culture, Banks met en scène Contact (l'armée) et Circonstances Spéciales (les services secrets). Ceux-ci ont monté une opération destinée à amener l'Affront à agresser la Culture afin que celle-ci ait prétexte à le mettre au pas. L'Affront est une société guerrière et sadique — peu ragoûtante, en somme – dont l'honneur s'accommoderait d'une dévastation assortie de conditions draconiennes ; ce serait là une défaite pour la Culture qui aurait ainsi adopté les valeurs de l'Affront. Sa victoire implique qu'elle esquive ce cas de figure en manipulant l'Affront, qui se voit imposer des conditions si « soft » qu'il serait inconséquent de les refuser, mais suffisantes pour pervertir sa culture et instiller les valeurs de la Culture. Rien, en définitive, qui ne soit conforme à la politique actuelle des Etats-Unis… Elle fait preuve d'une arrogance morale qui la fonde à gendarmer la Galaxie. La Culture se sent investie d'une mission évangélique où son impérialisme éthique comble sa vacuité. Tout comme en cette fin de XXème siècle, la guerre est dictée par des impératifs éthiques et non plus géo-politiques ou économiques, parce que l'intervention militaire est désormais le sous-produit d'un conflit sémantique global. La Culture pratique, elle aussi, la guerre du sens.
Iain M. Banks a créé l'utopie de la Culture en réaction aux formes classiques du totalitarisme et de l'exploitation. En tant qu'écrivain spéculatif, il apparaît victime de formes nouvelles et plus évoluées de contraintes qui restent invisibles et incompréhensibles aux communs, et tirent de là leur puissance. L'opulence matérielle ne saurait abolir la tyrannie et se contente de l'occulter. Dire de la Culture qu'elle est un space opera qui a le cœur à gauche suffit-il à ce que cela soit ? Qu'entendre par là ? La Culture veut s'imposer par ses principes moraux plutôt que par ses canons. Elle n'en cherche pas moins à s'imposer. Imposer des comportements à autrui, que ce soit par force ou manipulation, c'est toujours de l'impérialisme et c'est typique du space opera, Banks ne nous dit pas que la Culture est un anti-modèle, au contraire…
La Culture n'en reste pas moins une des créations littéraires majeures de la S-F, impressionnante de richesses, que tout amateur se doit de visiter. De plus, Banks fait l'effort de faire une proposition sociétale intéressante, même s'il faut la déchiffrer à la lueur d'une bonne connaissance de la réalité contemporaine. Et puis, après tout, si l'on peut critiquer à n'en plus finir les problématiques sous-jacentes au cycle de la Culture, cela ne tient qu'à l'ampleur et à la profondeur de l'univers dépeint. La plus grande circonspection est également de rigueur quant aux textes relatifs au cycle, qu'ils soient ou non de Banks. Excession est un livre qui subvertit les subversifs. Ça mérite d'être lu… Après tout, il faut savoir lire dangereusement !
Lire la critique de Sophie Gozlan de l'édition originale d'Excession dans Bifrost n° 6.