AYERDHAL, Francis CARSAC, Elisabeth VONARBURG, Jean-Marc LIGNY, Jean-Claude DUNYACH, Pierre BORDAGE, Serge LEHMAN, Bernard WERBER, Jean-Louis TRUDEL, Richard CANAL
J'AI LU
384pp - 6,70 €
Critique parue en novembre 1996 dans Bifrost n° 3
« Colibri ôta le bouchon et renversa le cylindre dans sa paume. Une motte de terre noire apparut, suivie d'une tige hérissée d'épines. À l'extrémité de la tige s'ouvrait une une unique fleur rouge, C'était la plus écarlate des perfections. »
Là voilà enfin, cette anthologie tant attendue de la nouvelle science-fiction francophone ! Après une mise en bouche signée Ayerdhal sous forme de profession de foi (la science-fiction, littérature intelligente et plus que jamais universelle), un coup d'envoi pour le moins surprenant l'ultra-courte et très savoureuse « Genèse » de… Francis Carsac, maître s'il en est de la science-fiction française des années 50-60.
Hum… L'hommage aura toutefois mérite de faire passer l’assez peu ragoûtant « Début du Cercle » d'Elisabeth Vonarburg, l'histoire d'une danseuse cyborg et de son euthanasiste, livré à son Pygmalion sadique.
Le thème de l'artiste (re)copié/transfo me va d'ailleurs revenir à trois reprises : dans « Lamente-toi, Sagesse », de Jean-Louis Trudel, c'est une musicienne qui s'est coupée les mains pour sublimer son art, et dans « Reprendre, c'est voler », Ayerdhal nous rejoue Mozart contre Salieri, variation sur le thème mode 31e siècle. Dans les trois cas, ça finit mal, Trudel et Ayerdhal menant cependant sans problème leur barque sur le rivages chargés du conte futuriste.
Autre fable, « La paix éternelle » chantée par Pierre Bordage : plus traditionnel, mais toujours aussi dépaysant épique et sensuel. La dernière mission du valeureux Kori Amos, le plus célèbre des guerriers des Nuées, atteint non sans une touche naïve une dimension mythologique rafraîchissante.
À la condition d'oublier l'anecdotique « Chaque jour est un nouveau combat » de Bernard Les Fourmis Werber (ça ressemble à de la fantasy et pas à la meilleure, et ça n'en n'est même pas), nous en arrivons aux raisons les plus fondamentales d'acquérir d'urgence l'anthologie en question : vision en cinémascope, sensorama et kinesthésitron de Jean-Marc Ligny (« Labyrinthe de la nuit »), les enquêtes du clonebuster volant de Richard Canal (« Les heureux damnés »), le jardin luxuriant et embaumé (à tous les sens du terme) de Jean-Claude Dunyach (« Le Jugement des oiseaux ») — et surtout, encore et toujours, l'extraordinaire « Nulle part à Livérion » de Serge Lehman, impossible à apprécier totalement sans avoir lu F.A.U.S.T., dont le premier et superbe tome vient de paraître au Fleuve Noir. Livérion est-il un mythe ou la réalité? Paul Coray (qui n'est autre que le père de Chan Coray, le jeune héros de F.A.U.S.T.) s'efforce de découvrir ce que les multinationales veulent lui cacher (à moins que…). La richesse, l'ampleur de la flexion et de ses racines culturelles m'ont laissés pantois. Tout cela saura-t-il vous séduire ? Sans aucun doute.
Alors, que conclure sur la « nouvelle» génération francophone ? Premier constat, anticipation rime toujours avec dépression. Sur neuf textes récents six se terminent franchement mal, trois se concluent à peu près bien pour leur héros. Second constat, anticipation rime aussi avec évasion. En écartant cette fois-ci la nouvelle de Werber qui, de toute manière, ne touche à rien, seul Serge Lehman s'intéresse au futur proche et reste en prise directe avec le XXe siècle. Si d'un côté la littérature post soixante-huitarde, aussi véhémente que lourdingue, est bien morte, on est loin de la Terre, de l'an 2000, et de la matérialisation annoncée des rêves les plus fous et les plus dangereux de l'homme : génie génétique, omnipotence sur la matière par le biais des nanotechnologies, faillite des idéologies, survie de l'écrit, de la culture, du langage humain et des libertés à l'ère de la mondialisation et du multimédia. Aucun de ces thèmes n'est le centre véritable des nouvelles de Genèses.
Bien sûr, Trudel cite incidemment les nanorobots (version améliorée du scalpel chirurgical), Ayerdhal évoque vaguement l'immortalité (voir la chute), et on parle beaucoup de clonage et d'implants cybernétiques. Mais toutes ces intrigues se concentrent sur des « petits » drames personnels d'individus d'exception (les « artistes suprêmes » semblent triompher au palmarès). Toutes ces technologies ne s'illustrent que de manière limitée, gratuite (chorégraphier des spectacles purement distractifs), et le plus souvent destructive, quand il ne s'agit pas de simple imposture.
Dernier constat, les intrigues denses, à plusieurs niveaux, rebondissements et personnages clefs, sont encore rares. Toutefois les auteurs de Genèses (Werber excepté) sont loin de se contenter d'effets de style, comme c'est bien trop souvent le cas, hélas, en matière fantastique.