Michael MOORCOCK
FOLIO
576pp - 8,60 €
Critique parue en septembre 2002 dans Bifrost n° HS1 : Les univers de Michael Moorcock
Angus Wilson, un grand écrivain britannique, faisait remarquer que « personne en Angleterre n'a fait davantage que Michael Moorcock pour briser le cloisonnement artificiel des différentes formes romanesques : réalisme, science-fiction, satire sociale, prose poétique ». Difficile de savoir s'il pensait à une œuvre en particulier en disant cela, mais une telle remarque pourrait parfaitement servir d'épigraphe à Gloriana ou la reine inassouvie, tant ce texte est multiple et insaisissable.
Le cadre en est résolument « conte de fées » : le premier chapitre nous offre un palais londonien de la reine tout à fait digne des demeures sous-marines des ondines ou bien des châteaux enchantés de la Belle au Bois Dormant… Le tableau évoque, si l'on veut, une sorte de décor de boîte à musique, avec ses automates montés sur des rails, qui entrent et sortent par de multiples portes ; bref, un univers jouet de petite fille. Quant au dernier chapitre, Moorcock nous y laisse sur un happy end du genre ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Tout en n'oubliant pas de préciser, tout de même, que le palais a un faux air de navire en perdition… (si ça c'est pas du Victor Hugo décrivant l'île de la Cité au début de Notre-Dame de Paris, je veux bien manger mon chapeau…)
À l'intérieur de ce cadre, pourtant, loin des fées, surtout des problèmes politiques, diplomatiques, ou courtisans : on entre dans le roman historique. L'essentiel du récit s'articule autour des machinations politiques et des complots qui rythment la vie de la Cour d'Albion. Le pays, après le règne du roi Hern, un despote cruel et barbare, qui a gouverné par la terreur, est maintenant guidé par la reine Gloriana, sa fille, qui mène au contraire une politique juste, sage et pacifique. Pour tous les habitants, depuis douze ans, l'Âge d'Or est revenu. Trois hommes, qui ont contribué à la fin du règne d'Hern, secondent la reine dans ses décisions et s'assurent que le pays ne retombe pas dans l'Âge de Fer. Parmi eux, Montfallcon, Grand Chancelier et Premier Ministre, veut préserver la reine en lui cachant les actes cruels ou malhonnêtes nécessaires à la bonne marche du pays, pour lui laisser croire que la paix et la justice règnent absolument. L'identification de la reine à son pays et ses sujets étant en effet totale, il suffirait que Gloriana perde confiance dans l'idéal de l'Âge d'Or pour que, de facto, celui-ci disparaisse. Et lorsque l'homme de main de Montfallcon — qui se considère comme un artiste au service exclusif du crime esthétique — s'aperçoit que son pourvoyeur de crimes ne le considère que comme un vulgaire égorgeur, il passe dans l'autre camp et se fait un plaisir de renverser ce château de cartes en exploitant toutes les fissures de l'édifice. Parmi elles, le fait que la reine soit poursuivie par une incapacité à la jouissance sexuelle, ce qui la pousse à chercher ses plaisirs dans des formes de relations diverses, allant de l'hétérosexualité à la quasi zoophilie, en passant par le sadisme et le masochisme… Une faille qui permettrait aux vices de son père, sommeillant en elle, de se réveiller. Nous sommes alors dans le thriller politique, avec un suspense mené de main de maître par Moorcock.
Le récit, en s'attachant à la personnalité de la reine, entièrement dévouée à son « Devoir », sait aussi se faire psychologique et montrer avec beaucoup de finesse le fardeau que représente le pouvoir, lorsqu'il est assumé avec scrupule, surtout s'il se double d'une part de « divinisation » du monarque. Le personnage de Gloriana tire le roman vers une sorte d'uchronie qui mettrait en scène un avatar de la Reine Elizabeth 1ère — si l'on s'en tient aux indications de décors et de costumes — , mais en miroir inversé, puisque la reine a déjà neuf enfants et semble obsédée par le sexe, alors que l'ancienne souveraine britannique fut surnommée « la reine vierge ». L'ensemble du roman se présente comme une chronique, sur une année environ, des affres du pouvoir — modèle réduit de L'Histoire du déclin de l'Empire romain de Gibbon. On ne suit, comme si l'on était dans le souvenir de la reine, que les événements marquants, les moments clés. Ce système d'écriture permet à la puissance évocatrice et descriptive de Moorcock de se donner libre cours : partout, des descriptions accumulent les détails avec une précision qui rend vivants les tableaux. De même, les costumes sont toujours soigneusement décrits, avec un souci digne d'un costumier de théâtre, attentif à adapter le vêtement au personnage. Lors des cérémonies, dont il est fréquemment question — comme si, à la place de la reine, nous vivions nous aussi tout ce qui fait les charges de la « représentation » du pouvoir —, la mise en scène est expliquée, et une large partie du texte est en vers, suivant les exigences des pièces représentées. Au cours de cette « chronique Renaissance », le Moyen Âge semble encore vivant, surtout à travers le personnage du docteur Dee, alchimiste et amateur de mondes parallèles. Et les habitants des « murs » du palais, tous des bannis de la société, forment pour leur part une véritable « Cour des Miracles ». Une scène en particulier, où tous sont réunis autour d'une mystérieuse silhouette noire, fait plus qu'évoquer le Roi des Gueux du Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Cet imaginaire « gothique » permet de conserver un certain aspect fantasy au texte, d'autant plus soutenu que les croyances païennes aux mythologies celtiques et nordiques sont omniprésentes à la Cour d'Albion, dans toutes les cérémonies festives destinées à renforcer l'union de la nation. Conte cruel, roman historique, chronique, mais aussi S.-F. : on voit passer, parmi les gens que le Docteur Dee ramène d'univers parallèles, un certain Adolphus Hiddler, empereur germain passionné d'alchimie qui prétendait avoir conquis le monde et s'est finalement suicidé… La théorie des mondes parallèles n'est d'ailleurs pas présentée comme une idée de savant fou : certains personnages semblent vraiment circuler entre différents univers. Époque peut-être où la S-F et la magie noire ne faisaient qu'un, et où cette dernière était dotée d'une efficacité pratique certaine…
En bref, on est très loin du genre romanesque d'Elric le Nécromancien. Et on est aussi à des années-lumières de la critique acerbe — et parfois indigeste — de la tétralogie de Jerry Cornélius. On est quelque part, dans un flot d'écriture qui n'a quelquefois aucun autre but que sa propre esthétique. L'auteur digresse à plaisir, comme un conteur antique ou médiéval, pour le seul plaisir de l'évocation. Du coup, il y a parfois des longueurs ; et en même temps, on regrette que cela se termine. Et on regrette surtout que nul n'ait songé à en faire une adaptation filmée, tant l'écriture « plastique » du roman, manifestement très travaillée sur le plan de la structure d'ensemble, avec de nombreuses scènes en miroir — comme c'est le cas pour les deux grandes séances du Conseil — , se prête à une mise en images. Roman inclassable, d'une certaine manière dérangeant, d'une réelle qualité littéraire, supérieure à celle des « productions de masse » que Moorcock, auteur prolixe, a pu donner dans sa carrière, voici bel et bien un ouvrage qu'il faut lire, ne serait-ce que pour son étrangeté, et dont il est bon qu'il soit réédité dans une collection qui le rapproche de textes comme Les Danseurs de la fin des temps.