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Les critiques de Bifrost

Il est parmi nous

Il est parmi nous

Norman SPINRAD
J'AI LU
896pp - 11,00 €

Bifrost n° 55

Critique parue en juillet 2009 dans Bifrost n° 55

Attendu par toute une génération élevée au Spinrad période 70 et frustrée de ne lire aucune traduction récente, Il est parmi nous comble une longue parenthèse (huit années, en fait) de vide éditorial hexagonal. Enorme pavé publié par Fayard avant même une hypothétique édition américaine (peu probable, paraît-il), le dernier Spinrad frappe par son ambition manifeste et son parti pris résolument mainstream. Pas de panique, l'auteur de Jack Barron reste fidèle à ses schémas S-F habituels, mais les décore d'oripeaux très marqués Littérature Blanche. Véritable livre de non S-F lisible comme un hommage au genre ou comme une critique impitoyable (un terrain colonisé par les écrivains anglais, M. John Harrison en tête), Il est parmi nous récapitule en une seule histoire la quasi-totalité des idées développées par Spinrad au cours de sa (longue) carrière. Stupidité humaine, tendance générale à l'autodestruction, crédulité, pouvoir des médias, politique, manipulations, écologie, sexualité, mysticisme de pacotille, réalité urbaine, tout y est. On pense évidemment à En direct, aux Miroirs de l'esprit, à Jack Barron, Rock Machine et quelques autres, et c'est d'ailleurs l'un des principaux défauts du roman : à force de rabâcher des idées mieux traitées ailleurs, Spinrad s'enlise dans une sorte de répétition nauséeuse à laquelle fait écho la redondance des situations décrites. Amputé (de l'aveu même de l'éditeur) d'un bon cinquième, Il est parmi nous aurait de fait mérité un coup de ciseau autrement plus sévère. Car si l'intrigue se laisse lire sans déplaisir, si les personnages prennent rapidement consistance, la lenteur du récit et la répétition de certaines scènes lassent rapidement le lecteur, presque disposé à sauter des chapitres entiers pour avancer un minimum. Dur constat après plusieurs jours de lecture poussive : Il est parmi nous est un roman raté. Superbement raté, certes, mais raté quand même. Et malgré plusieurs scènes d'anthologie doublées d'une saine vision tragi-comique du fandom américain (magma mal sapé plus ou moins adipeux dans lequel on jettera sans arrière-pensées son équivalent français), Spinrad ne réussit jamais à intéresser son lecteur. Ajoutez à cela une version française percluse de coquilles en tous genres, et vous obtenez un bouillon indigeste, d'autant plus difficile à avaler que tous les ingrédients étaient là pour en faire quelque chose de délicieux.

On l'a vu, Spinad recycle, à l'image de son héros — l'écrivain de S-F Dexter Lampkin — contraint à phagocyter ses propres (vieux) succès pour combler les vides d'une production télévisuelle décérébrée, on s'en doute, mais seule capable de lui fournir argent frais, belle voiture et maison. Dexter Lampkin renonce. À ses ambitions d'écrivain visionnaire, à son envie de changer le monde, d'autant que la réalité le rattrape et lui fournit l'occasion d'agir. Responsable ? Le comique Ralf, envoyé du futur par ses pairs pour avertir le genre humain du désastre qui approche. De l'humour, donc. Repéré dans un show minable par un agent fatigué, Ralf se confond tellement avec son personnage qu'on en vient à se demander s'il n'arrive pas réellement du futur, d'autant que son émission tire de plus en plus sur le tragique et de moins en moins sur le rire. D'ailleurs, en quoi un avenir dans lequel la pollution ravage la planète et où l'humanité survit dans des centres commerciaux pourris peut-il encore nous amuser ? Dexter Lampkin, lui, s'en fout. Il palpe en écrivant scripts après scripts, tout en tapant au passage sur la secte du fandom et en appliquant la célèbre théorie économique de l'autoréalisation à la S-F dans son ensemble : le futur s'annonce mal, le désastre écologique englobe tout et l'humanité risque de ne pas voir le prochain siècle. Comme ces crétins d'humains ne comprennent décidément rien, on leur invente un gourou extraterrestre envoyé par une civilisation agonisante pour les avertir de ne surtout pas suivre leur exemple. Les humains réagissent comme il faut et leur futur est sauvé. Aux hommes, donc, aux élus de changer le monde. Ça, c'est justement le bouquin écrit par Lampkin, bouquin qui trouve un écho étonnant avec la propre histoire de Ralf… Troublant. En parallèle, Spinrad introduit le personnage d'Amanda, gourou new age en vogue et très branchée développement personnel, elle aussi impliquée avec Ralf en tant que coach. Spinrad en profite pour taper très fort sur cette tendance toute américaine néo-mystique creuse, percluse de grandes phrases vides et de satoris insupportables. Mise au point nécessaire, certes, mais à peu près aussi pénible que son sujet. Et longue. Longue. Affreusement longue. Ce qui sauve Il est parmi nous, c'est son personnage le plus brillant, Foxy Loxy, pute à crack dont la descente aux enfers est décrite dans une étonnante langue parlée à la limite du compréhensible (saluons les traducteurs — ils ont dû en baver). Chassée de chez elle par une mère obèse abrutie de télévision, la jeune fille se noie dans l'inframonde le plus littéralement du monde, avant de renaître après un passage résolument S-F (le seul, d'ailleurs), pour finir par rencontrer ce fameux Ralf, star de la télévision dont tout le monde parle… Jolie manière de boucler la boucle, mais qui ne réussit pas à faire pardonner les lacunes citées précédemment. Plus court, plus concis, plus direct, plus spinradien, Il est parmi nous aurait pu être un excellent roman, intelligent, rusé et critique. Hélas, sans doute victime de sa propre ambition, Norman Spinrad se noie dans son pavé et entraîne avec lui des lecteurs fatigués. C'est dommage, mais ça ne nous empêchera pas d'attendre de pied ferme son prochain roman, Osama the gun. Tout un programme.

[Voir également l'avis de Philippe Boulier.]

Patrick IMBERT

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