La cour du roi Quience comporte un personnage surprenant : le docteur Vosill, attaché au service du roi. Surprenant parce qu'il vient de l'autre bout de la planète, avec des techniques visiblement supérieures à celles des praticiens locaux, grands adeptes des saignées ; parce qu'il s'adresse au roi avec une étonnante familiarité et s'occupe aussi des pauvres ; parce que, enfin, il est une femme. Vosill éveille donc les soupçons de bien des ducs et des sénéchaux, et son assistant, Oelph, a été chargé de l'espionner par un commanditaire qui nous est dissimulé. La compilation de ses rapports supposés emplit la moitié de ce livre.
L'autre moitié se déroule dans le royaume de Tassasen, proche mais non immédiatement voisin. Le pouvoir y est détenu par le « Protecteur » UrLeyn, qui doit la vie à la vigilance de son garde du corps, DeWar, mais aussi à la présence d'esprit d'une de ses concubines, Dame Perrund, qui lui fit un jour rempart de son corps contre le poignard d'un assassin. Blessée, estropiée, Perrund reste dans le harem une interlocutrice de choix d'UrLeyn. DeWar, qui soupçonne tout le monde un peu comme tout le monde soupçonne Vosill, devient l'ami puis l'amoureux (de loin) de Perrund. Dans le même temps, UrLeyn connaît des déconvenues sur le plan militaire mais aussi personnel, avec la maladie de son fils adoré, Lattens. Ce second fil de la narration, intercalé avec le premier, est d'auteur anonyme plutôt que de destinataire anonyme. Mais ce sont dans les contes que DeWar raconte à Lattens qu'on devine la trace d'une connexion entre le docteur et le garde du corps, tous deux étrangement étrangers à la société au cœur de laquelle ils se sont nichés…
Banks se garde ici des scènes d'action éblouissantes, à la limite du crédible, et on l'a connu plus retors dans l'enchevêtrement des récits. Si l'ambiance de S-F maquillée en fantasy (mais indubitablement S-F grâce à des détails comme les notations astronomiques), l'usage des contes comme vecteur d'information et l'importance accordée à la personnalité des narrateurs font penser à Gene Wolfe, ce livre reste bien en deçà des chefs-d'œuvre de l'auteur américain. Banks demeure néanmoins un maître de l'envoûtement du lecteur, avec un style riche tant en choix de vocabulaire qu'en litotes bien placées, et bien sûr un art consommé du suspense et du retournement de situation (fussent-ils quelque peu forcés).
En définitive, ce livre s'expose au même reproche général que Le Business ou à la série de « la Culture » : Banks met son considérable talent au service d'une œuvre impeccablement commerciale, qui peut parfois sonner creux. À moins qu'on ne l'envisage comme un projet politique : apporter au lecteur ordinaire de best-seller, sous l'emballage des conventions de genre qu'il apprécie, un message moins réactionnaire que celui auquel il est accoutumé. C'était flagrant (et donc parfois un peu naïf) dans Le Business, pastiche du thriller contemporain mâtiné de romance. Ici, c'est la science fantasy qui est pastichée — l'œuvre d'Orson Scott Card, par exemple ; même si les deux auteurs ne se placent évidemment pas sur le même plan (morale abstraite contre art de la vie en société), on ne peut s'empêcher de remarquer que Inversions essaie de suggérer que les antibiotiques et les municipalités bourgeoises valent mieux pour faire progresser la société que le droit de vie et de mort des maris sur leurs épouses… Et tout naturellement, les protagonistes principaux sont, au sein de sociétés féodales (ou un peu plus avancées : le titre de Protecteur que s'arroge le régicide UrLeyn évoque immanquablement Cromwell), des visiteurs d'une civilisation plus avancée. Situation que l'on retrouve d'ailleurs dans la plupart des romans de « la Culture » (il n'est d'ailleurs pas sûr que ce livre ne relève pas du cycle de façon sournoise, voir le clin d'œil p. 378).
Le roman a le mérite de mettre en scène l'intrication entre le rôle politique du monarque et sa personne privée (une distinction comprise plus tôt par les Britanniques, inventeurs de la monarchie parlementaire, que par d'autres peuples européens), et de ne pas chercher d'échappatoire au désespoir des amours sans réponse. Ce qui n'est pas forcément très profond : en inventivité, Inversions reste au-dessous des meilleurs romans de « la Culture » (j'avais parfois du mal à me remémorer dans quelle partie du livre je me trouvais, tant la cour du Roi et celle du Protecteur se ressemblent — ce qui est peut-être une leçon en soi…). Pour autant, ce roman est plus prenant et agréable à lire que 99% de ce qui se publie en S-F et fantasy à l'heure actuelle.