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Les critiques de Bifrost

Critique parue en mai 2006 dans Bifrost n° 42

Imaginons d'abord un Noir musulman aux yeux bleus, avec une boule de fourrure blanche (très vivante) perchée sur l'épaule, et spécialisé dans la vente de poudre de momies. Ensuite, pour équilibrer un peu, prenons un Hongrois sioniste héritier de la colossale fortune accumulée par les femmes de sa famille, les Sarah, et porteur d'une montre à trois cadrans contradictoires — ou apparemment contradictoires. Enfin, mettons un Irlandais catholique arrivé déguisé en bonne sœur, et trafiquant d'amulettes plus ou moins orthodoxes.

Réunissons ces trois individus dans la minuscule boutique d'un antiquaire casqué, âgé de trois mille ans, qui s'est toujours battu aux côtés des perdants lors des innombrables guerres qui ont ravagé Jérusalem. Disons enfin qu'ils engagent par désœuvrement une interminable partie de poker dans laquelle ils misent des sommes inconcevables, des objets plus rares et plus précieux les uns que les autres — et des quartiers entiers de la Ville sainte…

Ceux des lecteurs du précédent ouvrage de Whittemore paru dans la même collection, Le Codex du Sinaï, qui penseraient que l'auteur pouvait difficilement trouver un « plus » ou un « au-delà » à ses délires… eh bien, ceux-là ont tout faux. Car si Le Codex s'apparentait déjà à nombre de romans d'auteurs singuliers et remarquables comme Lewis Carroll, Franz Kafka ou Thomas Pynchon, il convient d'ajouter ici à la famille le Sade de La Philosophie dans le boudoir et le Samuel Delany des grands textes sur la politique et la sexualité comme Vice-versa ou Dhalgren.

Car de sexualité il est aussi beaucoup question, et outre les aspects absurdes et pourtant très logiques déjà rencontrés dans le premier volet de cet invraisemblable Quatuor, on rencontrera ici des développements saisissants sur l'histoire d'une lignée de femmes (les Sarah) dont les maris sont tous musiciens, sur les amours homosexuelles, sur la place accessoire des enfants mâles dans la transmission de l'Histoire, sur…

En fait, il serait presque plus rapide d'évoquer ici les thèmes que Jérusalem au poker n'aborde pas d'une manière ou d'une autre, tant le roman malmène de sujets et, avec un humour ravageur, pousse son lecteur à en malmener d'autres. Jamais l'expression « mise en abîme » n'aura peut-être eu autant de sens.

On signalera enfin la touchante préface de Gérard Klein, qui ne s'est que rarement autant confié à son public, et l'excellent travail de traduction réalisé par Jean-Daniel Brèque.

Et on se consolera d'avoir lu Jérusalem… en se disant qu'il reste deux volets à paraître…

Emmanuel JOUANNE

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