Chuck PALAHNIUK
FOLIO
366pp - 9,90 €
Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40
« Où trouvez-vous votre inspiration ? » L’exergue est d’une ironie redoutable, vu ce qui attend les téméraires qui oseront parcourir ce Journal intime, sixième fiction du natif de Portland, USA. Lecteurs et lectrices en mal d’un idéal de figure féminine, attention les yeux. L’héroïne (?) du roman n’a pas vraiment la gueule de l’emploi. Misty Wilmot, la quarantaine, alcoolique, femme à tout faire dans un hôtel décati de l’île ultra bourgeoise de Waytansee, un mari dans le coma (après une asphyxie ratée). Pendant que Monsieur végète, et au cas très improbable où il sortirait un jour de son état, Misty consigne tout ce qui lui passe sous le nez. Journal intime, donc. Mais aussi règlement de comptes. Le compte rendu tourne vite au massacre. Dès la page 18 : « Tout ce qu’il te suffit de comprendre, c’est que tu as fini au bout du compte par devenir un tas de merde plein de regrets » (plus loin, elle lui envoie aussi du « merdaillon sans valeur », « petite merde égoïste et sans tripes, paresseux sans couilles »). Avant de bâcler son suicide, Peter Wilmot s’est consciencieusement pourri l’existence, saccageant accessoirement celle de Misty. D’abord, en laissant dans les maisons qu’il retapait en tant qu’architecte des messages aussi cryptés que menaçants, au détour de pièces qu’il s’était amusé à sceller : les plaintes affluent vers Misty, telle richissime propriétaire s’alarmant, qui de la disparition de sa cuisine, qui de l’absence de salle de bains… Tout ça pour retrouver sur les murs des vociférations alarmistes du genre : « Fuyez cet endroit aussi vite que vous le pouvez. Ils tueront tous les enfants de Dieu jusqu’au dernier rien que pour sauver les leurs. » Surtout, le grand tort de Peter, c’est d’avoir épousé Misty, alors étudiante en arts plastiques, pour satisfaire à une légende de Waytansee : toutes les quatre générations, une artiste devait par son génie redorer le blason et remplir les caisses de l’île. Gamine grandie dans un mobile home, Misty ne rêvait que de ça, d’ « un endroit où personne ne travaille vraiment, si ce n’est faire le ménage, cueillir des baies sauvages et ramasser les objets échoués sur les plages ». Résultat : depuis son arrivée sous les flonflons, elle n’a pas touché un tube de peinture, se flétrit à vue d’œil — dans la bouche de son mari, sur les murs d’une salle à manger obturée : « Elle fait les chambres et se transforme en un putain de gros tas, une pétasse sous uniforme en plastique rose… ». Misty l’aliénée, l’étrangère à elle-même, qui tient son journal à la troisième personne du singulier, si bien qu’on ne sait plus qui est aux manettes, sinon Chuck Palahniuk en forme olympiquement dépressive.
Journal intime est le plus noir des romans jusqu’ici livrés par l’auteur, pourtant un as en personnages déglingués, aux modernes solitudes si grandes qu’autant les meubler par de fausses maladies ou combats à mort (Fight Club), des sectes amphétaminées (Survivant), des changements de sexe et autres mutilations volontaires (Monstres invisibles), des étouffements simulés (Choke) ou encore des courses dans le vent contre des comptines assassines (Berceuse). Cette fois aucun salut, aucune amitié, même de circonstance, pour sauver cette perdante qu’est Misty : elle passe d’un joug à l’autre, scotchée à l’hôtel, puis au chevet de son mari, puis à son chevalet… par sa belle-mère et sa fille qui l’obligent à reprendre ses pinceaux en vue du jackpot. Misty transformée en « vache à lait karstique », l’art réalisé en aveugle (elles lui scotchent les paupières), un idéal dévoyé à des seules fins pécuniaires : difficile de ne pas y voir une réflexion très personnelle de Palahniuk, lui qui fait répéter à Misty : « Tout n’est qu’autoportrait. Tout n’est que journal intime. » L’intéressé n’étant pas du genre pleurnichard, la chose est souvent brillante, portée par cette fameuse (parfois fumeuse, et agaçante) vista verbale proche du slam ou du prêche, et soutenue par une trame toujours stupéfiante de maîtrise, qui ne perd jamais de vue le puzzle de départ tout en brassant anecdotes sur l’histoire de l’art, données anatomiques d’autopsie, aphorismes philosophiques, et jubilatoires réflexions socio-touristiques. On sort affolé, voire éreinté, de cette machination artistico-financière, où l’état de légume de Peter semble quasiment enviable. À lire avec une boîte de tranquillisants à portée de main ; ou bien, du même auteur et pour faire contrepoids, avec l’hilarant recueil d’essais et de reportages (Le Festival de la couille et autres histoires vraies) qui parait concurremment, où figure d’ailleurs la réponse à la question posée ci-dessus au début de cette chronique. En VO, l’ensemble s’intitule Stranger than fiction. La réalité dépasse bien souvent la fiction.