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Les critiques de Bifrost

L'adieu au roi

Pierre SCHOENDOERFFER
LIVRE DE POCHE

Bifrost n° 33

Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33

En février 1942, quelques jours avant la chute de Singapour, un petit vapeur britannique est coulé non loin des côtes de Bornéo. Plusieurs hommes survivent au naufrage, dont Learoyd, l'irlandais roux au grand tatouage et aux yeux d'un gris inexpressif à force d'être impénétrable ; l'homme se considérant libre à présent, il décide de s'enfoncer dans la jungle plutôt que de suivre le reste des survivants et son supérieur hiérarchique. Il n'a avec lui que sa folie et son fusil. Trois ans plus tard, un botaniste anglais doté d'une bonne connaissance de Bornéo, accompagné de son radio — un Australien, Anderson — , tous deux étant censés organiser la résistance contre les Japonais, sont parachutés dans la mauvaise vallée, faits prisonnier par des indigènes Muruts et conduits jusqu'à leur roi : un Blanc aux cheveux roux et aux yeux gris. Sur la poitrine de cet homme, un aigle tatoué défait un dragon. L'Occident terrasse l'Extrême-Orient. Learoyd était un phénomène, il est devenu une légende : poète, monarque, chef de guerre, époux infidèle mais amoureux de la féline Yoo, père d'un petit garçon. En moins de trois ans, il s'est imposé comme le roi incontesté d'une région immense, a appris la langue des Muruts à la perfection et a compris que c'est la mythification qui emplit le cœur des hommes et non les promesses impossibles à tenir. En moins de trois ans, il s'est surtout constitué une armée — les « Comanches » — avec laquelle il attaque inlassablement les Japonais. Car Learoyd est certes un roi appréciant de régner, mais avant tout c'est un guerrier, un homme qui aime tuer…

Parce que ce roman d'aventures — quel souffle épique ! — fonctionne comme certains romans de Stefan Wul ou de Jack Vance, il est susceptible d'intéresser nombre de lecteurs de Bifrost. Vingt ans avant Lucius Shepard dans Kalimantan, Schœndœrffer décrivait Bornéo et ses vrais habitants comme une planète étrangère, répugnante tant y grouillent les invertébrés les plus divers, fascinante avec ses arbres géants, ses forêts impénétrables, ses reliefs éprouvants. On pense bien évidemment à Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, à L'Homme qui voulut être roi de Rudyard Kipling, et même au Conan originel de Robert E. Howard. On pense surtout à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Et on comprend alors pourquoi John Milius a tiré de ce roman un bon film avec Nick Nolte. Quant à la magie et aux mythes, ils sont omniprésents : Les Muruts sont des élus qui vivent dans la forêt des génies, bercés par un flot mythique d'une extrême cohérence. Pour eux le surnaturel est une réalité aussi banale que la pluie. Et c'est bien évidemment en utilisant les forces et lacunes de cette façon de voir le monde que Learoyd est devenu roi, et quel roi ! À la fois fou sanguinaire dévoré par la malaria et simple mortel ne désirant qu'une chose : mourir parmi ses sujets, les Muruts.

Le quatrième de couverture de cet ouvrage nous annonce : « Un livre inoubliable, à la grandeur toute d'épopée et d'horreur… », « Un grand roman. Comme on en lit un toutes les décennies. » Pour une fois le mensonge commercial n'est pas au rendez-vous, L'Adieu au roi est cela et bien plus.

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