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Les critiques de Bifrost

L'Algébriste

Iain M. BANKS
BRAGELONNE
22,00 €

Critique parue en janvier 2005 dans Bifrost n° 37

[Chronique de l'édition originale anglaise]

Écrivain aussi polymorphe que talentueux, Iain Banks réalise l'impossible en menant de front une carrière dans la S-F et une autre dans la littérature générale. À la lecture de ses œuvres dites « blanches » (d'Entrefer à Dead air en passant par A Song of stones), il est toutefois évident que Iain et Iain « M. » ont les mêmes préoccupations : projeter des personnages fouillés dans des situations extrêmes, révoltantes, douloureuses et cyniques. Tout récemment publié outre-manche, The Algebraist n'échappe pas à cette règle, pour un long roman de S-F pure et dure qui, hélas, ne tient pas la distance.

Très éloigné de l'univers désormais classique de la Culture, The Algebraist prolonge l'œuvre de Banks dans un cadre inattendu, mais somme toute logique. Si certains passages relèvent de la fracture humaniste la plus poignante, si la profonde détresse des anti-héros est magnifiquement bien rendue par une plume aussi exercée qu'intelligente, il ne faut pas oublier qu'à l'instar du cycle de la Culture, The Algebraist est avant tout une parodie. Une parodie subtile, décalée, jamais évidente ou grotesque, mais une parodie quand même. On retrouve ici humour et distance salutaire avec le sujet qui caractérisent les productions anglaises, pour le plus grand bonheur des amateurs du genre. Mais si The Algebraist est effectivement drôle, au sens où il aligne (en les tordant subtilement) tous les poncifs du space opera le plus basique, il est aussi épouvantablement ennuyeux et fatiguant. Si certains moments d'anthologie prouvent que l'on a bel et bien affaire à Iain Banks, ces trop rares bouffées d'oxygène ne sauraient masquer l'amère réalité. Oui, The Algebraist est long, long, désespérément long, et surtout bancal. Mal construit, mal fichu, mal conçu, ce livre est sans doute le premier vrai ratage du brillant écossais.

Dans un futur éloigné (vers l'an 4000, tout de même) qui a vu moult évolutions, révolutions et décadences (dont une violente guerre contre les machines, appelées abominations), l'Humanité fait désormais partie de la grande famille pan-galactique. En coexistence pacifique avec d'autres races intelligentes, les hommes vivent tranquillement sous le gouvernement central du Mercatoria, véritable empire dont la cohésion culturelle et politique est assurée par un gigantesque réseau de trous de vers éparpillés dans tout l'univers connu. En parallèle de ce quotidien somme toute assez optimiste, on trouve la très étrange et très ancienne race des Dwellers (littéralement, « les habitants »). Curieuses créatures flottantes et remarquablement intelligentes, les Dwellers habitent la quasi-totalité des géantes gazeuses de l'univers, vivent plusieurs milliards d'années, aiment les hallucinogènes et parlent le galactique couramment. Aussi agacées qu'attirées par les espèces rapides (dont les humains) qui naissent, se font la guerre et meurent le temps d'un battement d'œil, ils possèdent manifestement une connaissance sans limite et peuvent à juste titre s'offrir le luxe de prendre leur temps.

Tout ne serait qu'ordre et beauté si quelques hordes de rebelles (les beyonders, les terroristes locaux, en quelque sorte) ne troublaient régulièrement ce calme et cette volupté. Très attachés au sabotage en général et à la destruction des trous de vers en particulier, ces rebelles posent de graves soucis au Mercatoria : détruire un portail revient en effet à couper du monde tout un système, et remplacer ledit portail implique l'acheminement d'un nouveau vers le système attaqué, un acheminement effectué par des vaisseaux relativistes qui naviguent à une vitesse inférieure à celle de la lumière. De fait, si le système visé est à quelques milliers d'années-lumière du premier système raccordé au réseau, il peut s'écouler plusieurs millénaires avant que la communication instantanée ne soit rétablie.

C'est ce genre de catastrophe qui arrive à un petit système dont tout le monde se fiche éperdument. Potentat local brusquement propulsé maître absolu du royaume, l'Archimenditre Luciferous en profite pour installer une sorte de gouvernement fasciste spatio-médiéval (ce qui donne lieu à de réjouissantes scènes de tortures, absolument démesurées et donc amusantes) ouvertement expansionniste et franchement désagréable pour les autres.

Bien décidé à conquérir le système voisin (qui vient d'être coupé du monde à son tour), l'abominable Luciferous se lance dans une vilaine croisade qui va bientôt le dépasser, lui et ses sbires. Car dans ce système voisin se trouve la géante gazeuse Nasqueron. Dûment habitée par son quota de Dwellers, Nasqueron est étudiée de près par une caste d'humains, les Seers — dont Fassin Taak, qui développe une amitié particulière avec les Dwellers. Par un hasard fâcheux qui n'arrive que dans les romans, Fassin Taak met la main sur un bout d'information qui peut changer la face du monde : la première piste sérieuse qui pourrait (éventuellement, et avec beaucoup de si) mener à la découverte de la mythique liste des Dwellers : un réseau parallèle de trous de vers mis au point par les Dwellers dans le plus grand secret. Chargé par des instances bureaucratiques délirantes de récupérer cette fameuse liste, Fassin Taak mène donc son enquête, alors que la menace de Luciferous se rapproche et que le système entier semble bel et bien parti pour l'éradication la plus sauvage…

Résumons.

Nous avons un empire galactique, des trous de vers, des rebelles, des méchants méchants, des aliens étranges et un homme, seul, désespérément seul, qui part à la recherche d'une vérité cosmique destinée à changer l'univers dans son ensemble. Oui, bon. Et alors ?

Et alors, rien. L'accumulation de poncifs est finalement bien vue, et malgré l'absurdus ambiant, Iain Banks réussit à faire croire à son histoire, ce qui est déjà beaucoup. Reste que les plupart des récits et contre récits ne sont qu'ébauchés ou, au contraire, surdéveloppés. Ainsi, de cette mythique guerre contre les machines, le lecteur n'apprend quasiment rien. Du système gouvernemental du Mercatoria, le lecteur sait tout, ou presque. Du passé de Fassin Taak et de l'étrange destin qui le lie aux autres personnages, on aimerait bien en savoir davantage, mais Banks coupe quand il ne faut pas et s'étire là où la brièveté ferait mouche… Tour à tour récit quasi ethnologique, polar délirant ou pathétique histoire d'amour, The Algebraist ne fait qu'effleurer son monde et évite scrupuleusement le statut de très grand roman. Livré à lui-même et manifestement lâché par son éditeur, Banks livre une structure narrative déroutante et ratée, passant d'une alternance entre personnages à de longues descriptions, avant de reprendre le premier principe vers la page 350, tout en s'adonnant au flash-back dans un manque de cohésion générale pour le moins pénible. Au final, The Algebraist n'est qu'un patchwork d'excellentes histoires et de trouvailles amusantes, entrecoupées de longueurs presque insupportables. Avec quelques mois de travail et une bonne paire de ciseaux, The Algebraist aurait touché juste et fait office de chef-d'œuvre. Il n'est malheureusement, et à notre grand regret, pas autre chose qu'un roman poussif, mal raconté, long et globalement épuisant.

Patrick IMBERT

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