Lucius SHEPARD
FOLIO
380pp - 9,40 €
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
Les années 1860, au cœur des Carpates. Tous les vampires de la Famille sont conviés au gigantesque château Banat, afin de participer à la cérémonie de la Décantation, au cours de laquelle seuls quelques privilégiés se verront accorder le droit de goûter au Nectar. Celui-ci n’est autre qu’une jeune fille dont le sang, à la manière des meilleurs crûs, est issu d’un croisement de plusieurs lignées humaines, et procure à qui le boit une extase incomparable. La découverte, avant même le début des festivités, du cadavre exsangue et déchiqueté de la jeune fille, va accentuer la crise qui parcourt ce microcosme.
En effet, Banat est le théâtre d’une controverse qui a pour enjeu rien moins que la survie de la Famille. Alors que la révolution industrielle bat son plein et que l’humanité gagne du territoire, cette sinistre aristocratie ne peut plus se contenter de traiter l’homme en bétail, mais doit se préparer à l’affronter. Deux camps s’opposent : les « progressistes », prônant l’abandon du château pour les contrées inexplorées d’Extrême-Orient, cherchant par ailleurs dans la découverte scientifique un moyen de cohabiter avec les hommes ; les « réactionnaires », pour qui l’honneur importe plus que la survie, attachés au château et à ses traditions, méprisant l’humain et toute règle morale.
C’est le jeune préfet de police Michel Beheim qui est chargé de l’enquête par son protecteur, ce dernier espérant ainsi redevenir audible auprès du Patriarche pour le convaincre de la nécessité de l’exil. Devant la faiblesse des indices récoltés, Beheim devra se fier à ceux-là mêmes qui le manipulent…
A première vue, rien de nouveau sous le soleil (si je puis me permettre ici), Shepard ne se privant pas de reprendre les clichés nourrissant le mythe du vampire. Mais loin d’un simple exercice de style qui serait prétexte à des descriptions baroques (ainsi, le château structuré comme une gravure de Escher) et à l’exploration des thèmes shepardiens (histoires d’amour troubles, homme seul dans un environnement hostile, visions hallucinatoires), L’Aube écarlate est une véritable réflexion autour du mal. L’intrigue, une des plus abouties de l’auteur, se présente comme une allégorie politique transparente, où le vampirisme n’est qu’un masque pour des hommes dont les pulsions contredisent les beaux principes. Bien loin du pathos romantique d’Anne Rice, le refus ou l’acceptation de sa propre nature est mis en balance dans une enquête où il est donné à chaque camp de faire valoir ses raisons.
Le choix de la forme de l’enquête policière est ici exemplaire. Tout d’abord, parce qu’elle nous initie en même temps que le préfet aux arcanes d’une société vampirique décrite de façon très crédible. Ensuite, parce que Shepard rend compte de l’interpénétration de deux mondes (d’où le titre, belle infidèle), celui de la lumière et celui des ténèbres, de la froide raison et de l’instinct déchaîné, de l’amour et de l’égotisme. Beheim, parce qu’il représente l’investigation scientifique, mais aussi parce qu’il est novice dans ce monde où l’irrationnel fait loi, est un pont entre les mondes, et par lui, le conflit extérieur sera rejoué au niveau individuel. L’identité du meurtrier compte bien moins ici que la quête spirituelle qu’il déclenche. Ainsi, si Beheim découvre, tel un Dante plongé en Enfer, qu’il n’est possible de sortir des ténèbres qu’en s’enfonçant au plus profond de celles-ci, c’est pour apprendre aussitôt que le mal n’est assignable ni à un folklore, ni à une géographie, mais qu’il réside au sein de tout être. En témoigne l’ambivalence de ses sentiments envers sa servante humaine, Giselle. Rien n’est jamais joué, et toute hypothèse devra d’abord être éprouvée physiquement par le héros et renvoyée à ses contradictions. Chaque chapitre de l’enquête devient donc le moment d’une argumentation. L’histoire progressant, c’est au tour de la raison de se trouver suspectée de n’être que l’ultime manifestation d’une folie ancestrale, pulsion aveugle qui traverse les êtres et transforme leur existence en un jeu de hasard. Un érotisme flamboyant peut alors se déployer à partir de cette atmosphère paranoïaque qu’institue l’auteur.
Qu’ils soient malades (en fait infectés et vaincus par la conviction de l’inéluctabilité de leur maladie) ou qu’ils se croient (à tort) capables d’échapper à leur nature, les vampires de Banat ne peuvent éviter de se regarder dans le miroir du « connais-toi toi-même », à la recherche d’un reflet qui leur est a priori interdit. Savoir assumer le mal sans pour autant se détruire ni détruire les autres, voilà la difficile tâche assignée à Beheim dans ce roman réflexif à la sensualité vénéneuse, tout à la fois noir et lumineux, et comme il se doit injustement sous-estimé.
« Que cela nous serve de leçon à tous. Nous n’avons pas besoin d’ennemis, de piétaille armée de pieux et de torches, tant que nous aurons des semblables. Tant que nous aurons la force de déchirer notre propre cœur. »