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Les critiques de Bifrost

L'Étoile et le fouet

L'Étoile et le fouet

Frank HERBERT
LIVRE DE POCHE
256pp - 6,10 €

Bifrost n° 63

Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63

[Critique commune à L'Étoile et le Fouet et Dosadi.]

On regroupe sous le titre générique de Bureau des sabotages deux romans de Frank Herbert situés dans le même univers et ayant le même héros, le décidément très finaud Jorj X. McKie : L’Etoile et le fouet et Dosadi. A les regarder de (très) loin — à s’en tenir par exemple aux résumés des intrigues —, on pourrait n’y voir que de palpitants avatars science-fictifs de romans d’espionnage à la Mission impossible. Mais bien évidemment, Frank Herbert a d’autres choses à nous dire, et sous le divertissement — car divertissement il y a — on dégage sans peine des thématiques bien plus profondes qui font tout le sel de ces deux récits et ont préservé leur intérêt jusqu’à aujourd’hui. Dont une préoccupation  de choix, qui traverse les romans sans en exclure d’autres à l’occasion : la communication.

Prenons les choses dans l’ordre, et commençons donc par L’Etoile et le fouet. Nous sommes dans un lointain futur. L’humanité a essaimé dans les étoiles, et rencontré bien des races extraterrestres : elles forment ensemble la Co-sentience. Les distances intersidérales ont été abolies par les mystérieux « couloirs S’œil » des Calibans, eux-mêmes des entités extraterrestres défiant largement la compréhension. Or les Calibans — et donc leurs couloirs — se mettent à disparaître progressivement, plongeant la Co-sentience dans le chaos. Bientôt, il n’en reste plus qu’une, qui se fait appeler Fanny Mae, liée par contrat à une certaine Mliss Abnethe… qui la fait régulièrement fouetter. Problème : pour des raisons qu’il serait bien trop complexe de résumer ici, si Fanny Mae, en tant que dernière Calibane, « meurt » (le terme est inadéquat, mais on y vient), la Co-sentience entière — ou plus précisément tous ceux qui, au moins une fois, ont eu recours aux Calibans — disparaît avec elle. Les petits plaisirs sadiques de Mliss Abnethe risquent donc de provoquer des génocides en cascade… C’est pourquoi le BuSab fait appel au saboteur extraordinaire Jorj X. McKie. Pour résoudre cette épineuse question, il lui faudra tout d’abord prendre contact avec Fanny Mae. Et c’est alors que les difficultés commenceront : Fanny Mae n’est pas hostile, elle est même plus que bienveillante à l’égard de McKie, mais les modes de communication humain et caliban sont à peu de choses près incompatibles ; même avec la meilleure volonté du monde, ces deux êtres si différents doivent multiplier les tours et détours pour parvenir à se mettre d’accord sur la moindre notion qui nous semblerait relever de l’évidence.

Et c’est le tour de force de Frank Herbert que d’avoir su rendre ces difficultés dans ce roman (et de Guy Abadia de les avoir transposées en français). Un de nos informateurs dont nous tairons le nom nous a assuré que L’Etoile et le fouet avait jadis été adapté en pièce radiophonique ; rien d’étonnant à cela, à vrai dire, tant le texte s’y prête. Le roman est en effet presque intégralement dialogué. Non pas parce que l’auteur ne sait pas écrire autre chose que des dialogues — il suffit d’ouvrir un autre livre de Frank Herbert pour s’en assurer ; nous ne sommes donc pas, contrairement  aux apparences, dans le cas d’une certaine SF old school à la Heinlein ou Asimov qui abusait du procédé —, mais parce que les dialogues et leurs implications forment le cœur même du roman. Le moindre mot est pesé, balancé, toutes ses nuances sont savamment décortiquées… mais, malgré tout, le courant ne passe pas forcément. Ce qui n’empêche pas le compte à rebours de tourner (tic, tac, tic, tac…).

Le résultat, très déstabilisant au premier abord — cette forme particulière rebute presque nécessairement dans un premier temps, que ce soit pour des questions stylistiques ou en raison de l’hermétisme général des conversations entre McKie et Fanny Mae —, devient bientôt fascinant, et c’est avec avidité, les yeux grand ouverts devant la maestria de l’auteur, que l’on dévore ce livre finalement assez court mais incroyablement dense. Rarement le fond aura autant été en adéquation avec la forme dans un roman de science-fiction. A la fois divertissant et intelligent, L’Etoile et le fouet fait partie de ces courts bouquins de SF qui apportent bien plus qu’ils ne promettent, qui débordent littéralement d’idées, et dans lesquels le style — puisqu’il s’agit bien de ça, en définitive —, loin d’être aux abonnés absents, est d’autant plus travaillé qu’il se retrouve mis en abyme. On peut avancer l’expression « chef-d’œuvre », elle ne sera pas usurpée.

Dosadi se situe probablement un cran en-dessous : moins original dans la forme comme dans le fond, moins renversant, il n’en reste pas moins du plus grand intérêt. Résumer l’intrigue de ce roman très riche, très dense, très complexe, tient de la gageure… Contentons-nous de poser que l’on y retrouve Jorj X. McKie, toujours agent d’élite du BuSab, mais aussi légiste extraordinaire gowachin, et qu’il va de nouveau se trouver confronté à une affaire aux proportions apocalyptiques (encore qu’à une échelle moindre que dans L’Étoile et le fouet) : il devra se rendre sur la planète Dosadi, laquelle ne compte qu’un seule ville, Chu, où s’entassent quatre-vingt-dix millions de Gowachins et d’Humains, maintenus dans l’ignorance de l’existence du reste de la Co-sentience en raison d’une expérience menée par une cabale de Gowachins. Les conditions de vie y sont terribles, et la révolte gronde, notamment menée par la fascinante Keila Jedrik.

Dans ce roman très cryptique et éprouvant — on conseillera de prendre son temps pour le lire, et de bien s’accrocher, ça ne coule pas tout seul —, Frank Herbert nous plonge dans une intrigue politico-judiciaire d’une complexité et d’un machiavélisme diaboliques. Ce qui, en soi, vaut déjà le coup, et soulève bon nombre de problématiques passionnantes, sur la liberté, la justice, la violence, etc.

Mais on retrouve également le thème de la communication, abordé de deux manières différentes. Il y a tout d’abord la perception dosadie : sur la planète expérimentale règnent d’une part les modes de communication non verbale, et d’autre part l’économie de moyens en matière de communication verbale ; d’où des descriptions précises des attitudes et comportements et de leurs implications, mais aussi des dialogues extrêmement laconiques, qui se révèlent tout aussi déroutants que les circonvolutions de L’Etoile et le fouet ; McKie, qui a besoin d’un temps d’adaptation pour acquérir cette perception bien particulière, est ainsi tout d’abord accusé d’être trop « lisible » (il reportera bientôt cette critique sur les non-Dosadis) et, parallèlement, « d’enfoncer les portes ouvertes »…

Mais, à l’opposé, en fin de course, Dosadi nous présente aussi une réjouissante et surréaliste satire de la justice avec la judicarène gowachin, véritable petit théâtre de l’absurde judiciaire mêlé de koan zen, où toutes les valeurs sont retournées. Par exemple, « les coupables sont innocents. Par conséquents, les innocents sont coupables. » Ce qui n’empêche pas l’arsenal judiciaire de se déployer dans les plaidoiries et interrogatoires des légistes, dont McKie : effets de manche, pure rhétorique, artifices procéduraux… Et quand la perception dosadie et la politique s’en mêlent, vous imaginez à quel point cela peut devenir complexe… et passionnant.

Dosadi, roman cryptique et dense, s’il n’est pas aussi bluffant que son prédécesseur, ne manque donc pas d’intérêt pour autant. Grand livre de science-fiction politico-judiciaire (un genre à lui tout seul ?), il vaut amplement le détour.

Le Bureau des sabotages n’a certes pas l’ampleur du cycle de Dune, mais, en seulement deux romans, il se montre d’une densité et d’une richesse peu communes qui en font une des plus grandes réussites de Frank Herbert.

Bertrand BONNET

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