Pierre JOURDE
L'ESPRIT DES PÉNINSULES
260pp - 19,25 €
Critique parue en janvier 2007 dans Bifrost n° 45
Pierre Jourde aggrave son cas… Après le formidable Festins secrets, qui réconciliait allègrement les fantômes de Céline et de Poe, voilà que notre empêcheur de publier en rond s’attaque à Nerval… L’Heure et l’ombre vient brillamment nous titiller la fibre romantique et s’offre le luxe de convoquer Fournier, Kafka, Dick, Maupassant et quelques autres pour notre plus grand bonheur. Autant d’influences (de références) qui n’entament en rien l’originalité du propos et le sain énervement d’un auteur dont le style, le talent et l’intelligence ont tout de même tendance à nous calmer net. On notera au passage que tous ces jolis Noms Propres plombent le récit bien plus qu’ils ne le hantent… De fait, L’Heure et l’ombre n’a rien (mais vraiment rien) de l’inoffensif divertissement. Ici, chaque mot est pesé, taillé, ciselé. Chaque situation possède son double, son contraire, ses causes et ses conséquences. Rien qui soit laissé au hasard. Et si l’ennui pointe parfois le bout de son groin, c’est sans doute une manière polie (empruntée à Tarkovski et à Stalker ? le débat est ouvert) de nous rappeler qu’on n’est quand même pas là pour se marrer et qu’un bon livre, ça se mérite, bande de cons.
Fidèle à son habitude, Pierre Jourde rend impossible toute tentative de résumé. Le splendide néant de la quatrième de couverture nous rappelle d’ailleurs que l’éditeur n’est pas plus avancé que le lecteur. Soit.
En fait de roman naturaliste inversé (dans une perspective tout debordienne où le vrai, comme de juste, est un moment du faux), L’Heure et l’ombre s’articule le long d’un axe semi-rigide, une banale station balnéaire du nom de Saint-Savin. Danse macabre, danse de mort, danse échevelée autour du temps qui passe, de la jeunesse qui crève et des fantasmes jamais réalisés qui n’en finissent pas de pourrir, l’histoire est une merveilleuse suite de tiroirs poussiéreux et glauques, dans lesquels le lecteur paniqué trouve çà et là des bribes d’éléments rassurants. L’histoire d’un homme qui abandonne sa famille pour en fonder une autre après une amnésie sévère, et qui laisse sa petite fille livrée à elle-même dans une maison qui a tout du film d’horreur (un passage résolument lovecraftien à faire peur, pour de bon). L’histoire du narrateur dont l’amour impossible poussera une jeune fille à maquiller sa mort pour échapper à une révélation qui jamais ne cesse de disparaître. L’histoire d’une amitié amputée du cœur qui dévale les années en laissant la vie sur un trottoir plein de merde. L’histoire de la fille qui a vu l’homme qui a vu les enfants qui ont vu la maison qui… Qui ont vu quoi, au fait ?
Et dans ce pandémonium où un savant chaos règne dans l’ordre le plus strict, Jourde s’offre quelques passages d’anthologie (un dîner pourri par une nourriture immonde et un enfant hurleur, sans le moindre chasse-spleen salvateur, un vague dialogue avec une grognasse ordinaire dont les chiards écoutent du rap le corps engoncé dans leur uniforme de jeune — Pierre Jourde n’aime pas les jeunes, et c’est bien) littéralement hilarants, sortes d’oasis de vie dans un monde mort dont la réalité s’émiette au fil des pages.
Le vrai trait de génie de L’Heure et l’ombre, c’est de perdre son lecteur avec goût et de lui donner immédiatement envie de recommencer à zéro pour savoir où, exactement, il s’est fait niquer. Chapeau, Pierre Jourde. Sur le coup, respect. Power total, ajouterions-nous. Ça déchire.