Difficile, d'abord. C'est le moins que l'on puisse dire de cette geste de l'avenir lointain. Dès la première page, le lecteur se trouve immergé dans un incompréhensible sabir censé rendre compte de ce futur. Décrire l'hypercivilisation de la Septième ère n'est pas une mince affaire. Imaginez un monde à mi-chemin entre celui des Danseurs de la fins des Temps de Mike Moorcock et celui de L'Orbe et la roue de Michel Jeury, animé par l'esprit de Philip K. Dick, façon cyberpunk…
John C. Wright n'est pas le premier à s'adonner à l'exercice rare et périlleux consistant à dépeindre la civilisation du lointain avenir mais, bien pire, il relève le gant de le tenter de l'intérieur, sans recourir à l'artifice littéraire d'un point de vue décalé. Et pour ce faire, il ne lésine pas sur le vocabulaire.
Wright biaise toutefois quelque peu. Si le héros, Phaéton Prime Rhadamante, appartient bien à son époque, il est cependant membre de la faction/famille Manoir Gris Argent qui est l'une des plus passéistes et traditionalistes de l'époque. Il ressemble presque encore à un humain. Les personnages ne sont pas des gens comme vous et moi, ils appartiennent à une posthumanité ; ce sont des neuroformes biochimiques ou des consciences électroniques appelées « sophotechs ». La plupart sont immortels, proches de l'omniscience et de l'omnipotence, davantage apparentés au divin qu'à l'humain.
Bien souvent, et c'est un reproche fréquemment fait à la S-F, surtout dans le space opera, le futur lointain ne se démarque guère du présent. L'alternative étant de franchir le pas pour sauter dans la fantasy à la Roger Zelazny. Les auteurs savent fort bien esquiver le clivage temporel en inventant d'excellentes raisons (le Jihad butlerien dans Dune de Frank Herbert ou la Praxis, dans Le Déclin de l'empire Shaa de Walter Jon Williams par exemple). Wright ne perd cependant pas de vue qu'en S-F, le détour par le futur n'est que le moyen de parler au lecteur du monde dans lequel l'un et l'autre vivent. Il ne fait que pousser à ses limites la démarche adoptée par Bruce Sterling dans La Schismatrice ou Michael Swanwick dans Les Fleurs du vide.
L'infosphère de l'Œcumène d'Or diffère autant de la nôtre que cette dernière, avec son Internet, ses satellites et téléphones portables, diffère de celle du Pithécanthrope. Au concept d'Humanité a succédé celui de Mentalité. Ces structures pensantes sont des ensembles autonomes d'espaces de stockage et d'outils de traitement de l'information pour lesquels la possession d'un corps biologique est un luxe anecdotique voire superflu dont se passent les plus pauvres, ou même une simple tradition. Sans parler de celui des Neptuniens, adapté aux basses énergies… L'univers proposé par Wright repose sur le postulat que seule toute information est réelle. Il importe peu que vous soyez là en chair et en os ou que vous ayez dépêché un avatar partiel ou total. Ainsi, le corps de Phaéton passe la quasi-totalité du roman dans des caissons assurant sa maintenance…
Parce que son rêve d'aller aux étoiles bouscule le frileux conformisme de l'Œcumène d'Or, Phaéton s'est vu spolié de sa mémoire et, comme de juste, se retrouve au cœur d'un complot. La trame de ce roman repose donc sur ces thèmes tout à fait convenus. Combien de fois, chez Van Vogt, Dick et d'autres, n'avons-nous croisé des héros à la recherche de leur mémoire, leur passé, leur identité ?
La société de l'Œcumène d'Or est bien davantage reconnaissable que sa civilisation. L'Etat est très édulcoré. Il ne subsiste guère que sous forme vestigielle, une gendarmerie, des tribunaux et un exécutif : le Conseil des pairs. Le pouvoir institutionnel se fait discret. L'Œcumène d'Or, c'est l'apogée du libéralisme économique et l'instance sociale suprême en est le Collège des Hortateurs, une polysynodie autocratique, incontestée, faisant autorité. Tous les groupes sociaux y sont représentés mais le poids de chaque membre y est non seulement différent mais variable selon le moment aussi bien que la question. Son rôle étant de garantir la pérennité de l'utopie œcuménique. Face, par exemple, à l'idéal libertarien de libre entreprise représenté par Phaéton, les Hortateurs incarnent la réaction, ou à tout le moins le conservatisme, et se posent en garant du conformisme. Là, on se rend compte que le roman soulève des problématiques qui sont bel et bien les nôtres. La question du progrès. Et celle, concomitante, de la fin de l'histoire. À terme, la conquête des étoiles s'avérera nécessaire mais ne doit-on pas faire l'impasse sur elle plutôt que de courir le risque d'un conflit, d'un mort, d'un seul ? À l'instar de nos comités d'éthique à la recherche du risque zéro, qui s'apprêtent à intégrer le principe de précaution à la constitution, les Hortateurs statuent dans la même perspective conservatrice, favorisant le statu quo. Comme les dieux grecs copiaient volontiers les hommes, les motivations de ces êtres confinant au divin nous restent parfaitement claires et intelligibles, voire triviales. Ils recherchent le pouvoir et la jouissance, craignent le changement, aspirent au conformisme. On croirait, y compris Phaéton, des Occidentaux aisés du début du XXIe siècle. Si Phaéton aspire à bousculer l'ordre des choses, ce n'est que pour s'enrichir, mieux jouir, acquérir davantage de pouvoir et flatter son ego.
Pour accéder à la trame narrative et à la dimension spéculative du roman de John C. Wright, il faut en forcer le blindage contextuel, ce qui devrait en rebuter plus d'un. Ni l'intrigue ni la réflexion qu'elle porte ne justifie de tels efforts mais leur récompense tient dans l'accès à cet univers ; au plaisir d'avoir forcé les portes d'une vraie vision de l'avenir. Pénétrer ce futur qui essaie de ressembler à un futur nous change agréablement de ces légions d'avenirs où les vaisseaux spatiaux ne se démarquent en rien de la marine en bois.
Le lecteur devra s'obstiner pour s'approprier l'univers créé par John C. Wright et L'Œcumène d'Or est encore un livre qu'il faudra réserver à un public de S-F chevronné, les autres risquant fort de n'y trouver que d'inextricables salmigondis.