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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2006 dans Bifrost n° 44

[Chronique commune à Battle Royale, L’Oiseau moqueur et La Cité des Saints et des Fous.]

Louable initiative des éditions Calmann-Lévy de lancer en cette rentrée littéraire 2006 une nouvelle collection entièrement dédiée aux désormais célèbres transfictions, si bien décrites par Francis Berthelot. Pilotée par Sébastien Guillot (qui dirige également une collection de fantasy chez le même éditeur), « Interstices » a le mérite d'afficher clairement la couleur : des textes parfaitement intégrés à la très large famille des littératures de l'imaginaire, mais précisément vendus au rayon mainstream. Les fans de S-F y trouveront évidemment leur compte et un lectorat tout neuf pourra par là même s'initier à un type de littérature qui, en s'émancipant des schémas narratifs traditionnels, s'impose d'emblée comme un courant cohérent, novateur et enthousiasmant. Trois ouvrages ont donc débarqué chez les libraires ces jours-ci : l'inconnu Sean Stewart et son Oiseau moqueur décidément très convaincant, le cultissime Koshun Takami et son célèbre roman Battle Royale (best-seller au Japon, et dont on a tiré le film éponyme), sans oublier le très attendu Jeff VanderMeer avec la non moins attendue Cité des saints et des fous. Couvertures sobres et décalées (à des années-lumière des horreurs criardes si courantes en S-F « standard »), textes évidemment inclassables (c'est la marque de fabrique de la collection), le pari est risqué, certes, mais revigorant et rassurant. À l'heure où les éditions FMR et Panama allient leur force pour rééditer la célébrissime « Bibliothèque de Babel » (cf. notre « focus » dans le Bifrost n°43) chapeautée à l'époque par Borges, « Interstices » vient occuper un espace éditorial que peinait à combler « Lot 49 » (dirigée par Claro, dont on a pu apprécier le travail de traducteur sur un roman aussi difficile que La Maison des feuilles de Danielevski), jusqu'ici seule sur le terrain de la littérature « bizarre », en tout cas en tant que collection.

Après lecture, force est de constater que la collection réussit son pari et démarre d'entrée de jeu en frappant très fort : deux textes exceptionnels (Stewart et VanderMeer) et un moyen (Takami), mais dont le positionnement et la lisibilité lui assurent en principe un grand succès public, consolidant au passage « Interstices » en la rendant (on lui souhaite de tout cœur !) immédiatement rentable. Reste à espérer que la collection continuera sur le même registre, mais les quelques noms qui filtrent peuvent nous rassurer : Christopher Moore, par exemple, pour n'en citer qu'un.

Commençons par le moins bon : avec Battle royale, Koshun Takami réussit un joli coup. Foutre un gros (très gros, et plutôt bien placé) poing dans la gueule de son pays. Passé l'effet de surprise et le choc, il ne reste qu'un hématome et pas grand-chose derrière. C'est dommage, car l'idée est formidable, le traitement impeccable et les tenants et aboutissants difficiles à digérer. Hélas, le roman pêche par sa longueur excessive et son scénario de série B parfois abracadabrant (la fin, notamment, très différente du film). Résumons : dans un Japon uchronique, la République de Grande Asie, qui a dû remporter la Seconde Guerre mondiale au sein de l'Axe, un fou fascisant règne d'une main de fer sur un pays apathique. Tous les ans, une classe de troisième est sélectionnée, arbitrairement déportée dans une zone soigneusement choisie et contrainte à participer à Battle Royale. Un jeu tout à fait désagréable, puisqu'il s'agit ni plus ni moins de s'entre-tuer, l'unique vainqueur gagnant au final le droit de finir ses jours aux frais de l'état. Au menu de toutes ces réjouissances, armes différentes pour chaque élève (du couteau de cuisine au pistolet mitrailleur, en passant par la capsule de poison ou l'arbalète), zones interdites et, cerise sur la gâteau, collier métallique explosif au cas où un inconscient ne respecterait par les règles implacables de l'expérience. Le scénario a beau être ridicule et tout sauf crédible, Koshun Takami déroule son histoire avec beaucoup d'habileté, l'idée de base étant de donner corps et âmes aux personnages en leur consacrant à chaque fois un chapitre entier. Il en résulte une galerie d'anti-héros adolescents terrifiés ou terrifiants, mais tous attachants et dont les lecteurs apprécient assez mal la mort toujours sanglante et/ou particulièrement violente. Tout ça ne manque pas d'un certain comique, mais le côté linéaire et répétitif lasse au bout des premières cent pages, et on finit par suivre l'histoire plus par habitude que par réelle envie. Reste que le propos du livre est assez dérangeant pour la culture japonaise, ce qui explique en partie son phénoménal succès là-bas. Dans une société aussi permissive que rigide (un paradoxe que bien des Occidentaux ont du mal à comprendre), l'idée d'une jeunesse sacrifiée qui n'hésite somme toute pas beaucoup à massacrer joyeusement son prochain pour survivre rappelle un peu trop le monde du travail pour passer comme une lettre à la poste. Bilan, une bonne idée, un bon moment, mais rien de renversant, un peu à l'image du film plutôt médiocre qu'on en a hâtivement tiré.

Les choses sérieuses démarrent vraiment du côté du formidable roman de Sean Stewart. L'Oiseau moqueur est un petit bijou d'intelligence et de sensibilité, le tout baignant dans une ambiance douce-amère de nostalgie un peu dingue du plus bel effet. On y suit la vie d'une trentenaire qui perd sa mère et qui doit assumer un héritage familial plutôt difficile à gérer : un père adorable, mais parti trop tôt, et une sœur gentille comme tout, mais un poil trop accrochée à un Latino à moitié fou qui se balade au volant d'une véhicule customisé habilement nommé muertemobile. Autant de petites choses pas simples auxquelles s'ajoutent un licenciement récent et la décision de faire un bébé toute seule après insémination artificielle, parce que, quand même, faut pas déconner. Autre détail qui mérite le détour, le statut un peu particulier de la morte : sorcière à ses heures, et régulièrement possédée par des divinités mineures qui la « pilotent » littéralement lors de transes. Pensant d'abord que cette « particularité » disparaît avec sa mère, la narratrice comprend bientôt avec horreur que le don (ou la malédiction) lui échoit à son tour. Dès lors, comment concilier une future vie de famille, un manque maternel terrible et l'obligation de continuer malgré tout, comme avant, en assurant le mieux possible ? Avec beaucoup de subtilité, Sean Stewart se glisse dans la peau d'une femme cynique, certes, mais fragile et largement dépassée par les événements, pour une chronique familiale dont la petite musique hante longtemps le lecteur avec des pointes d'humour acide qu'on pourrait résumer en une seule phrase piochée en ouvrant le roman presque au hasard : « Si vous voulez toucher le cœur d'un homme, sciez-lui les côtes. » À noter au passage le superbe travail de Nathalie Mège, qui livre ici une traduction millimétrée.

Décollage enfin, avec l'exceptionnelle Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer. Magnifique construction littéraire qui convoque les fantômes de Borges et de Joyce, sans oublier les ombres de Kafka, Gray, Lovecraft ou encore Danielewski. Avec cet improbable mélange de styles, de partis pris littéraires, de délires comiques ou de nouvelles très sérieuses, VanderMeer réussit l'impensable : rendre son puzzle passionnant et crédible, drôle et inquiétant, profond et léger, intelligent et jamais gratuit. Du compte rendu médical qui reprend le thème classique de l'écrivain perdu dans sa création (« L'Etrange cas de X ») à l'essai scientifique cryptozoologiste sur le Calmar royal (« Le Calmar », à hurler) en passant par le texte d'horreur pur (« La Cage »), VanderMeer jongle avec une adresse stupéfiante et brosse peu à peu le portrait clinique d'une ville imaginaire, Ambregris, colonisée par des pêcheurs, habitée par des autochtones en forme de champignon et dont l'Histoire sert de fil conducteur à ce livre décidément hors norme. Prenant au piège les codes les plus traditionnels de la fantasy, l'auteur pousse la crédibilité à tel point qu'il finit par la tordre et rendre son texte aussi cinglé qu'incroyable. On se régale des illustrations qui abondent, du ton docte ou malade (mention spéciale au traducteur, Gilles Goulet, qui mérite un formidable coup de chapeau), des trouvailles épatantes (l'historien qui travaille sur la ville et qui méprise ses collègues avec des notes en bas de page assassines) et tout un chaos étonnamment organisé… De quoi donner envie de lire l'intégrale de VanderMeer au plus vite, à commencer par Veniss Underground dont on se prend à espérer une traduction prochaine.

Avec ces trois titres, « Interstices » sort donc joyeusement des sentiers battus et s'aventure sur un terrain évidemment miné, mais passionnant. Une aventure éditoriale que l'on espère longue et qui donnera peut-être quelques idées aux concurrents. Au final, c'est le lecteur qui gagne, et c'est pas si courant…

Patrick IMBERT

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