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Les critiques de Bifrost

La Dame Blanche

La Dame Blanche

Patrick COTHIAS, Jean-Marc LIGNY
FLEUVE NOIR
372pp - 15,00 €

Bifrost n° 40

Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40

[Chronique commune à L’aiglon à deux têtes et La dame blanche.]

Nous vous l'annoncions dans le précédent Bifrost ; ils sont désormais disponibles : les deux premiers tomes de Monsieur Nemo et l'éternité, projet fleuve qui se propose, en une dizaine de volumes (pour peu que le succès commercial soit au rendez-vous), de revisiter deux siècles d'Histoire du monde avec une double ambition apparemment contradictoire — celle du réalisme, d'abord, en nous immergeant dans le quotidien d'une théorie de personnages célèbres ; fantastique, ensuite, l'argument étant que les personnages qui font l'Histoire sont influencés par des puissances obscures et maléfiques.

Aux commandes, deux auteurs : Jean-Marc Ligny, que les lecteurs de Bifrost connaissent bien, et Patrick Cothias, scénariste de BD remarquables, dont on citera pour mémoire Les Eaux de Mortelune ou les Sept vies de l'épervier (Glénat pour les deux séries). Bref, des auteurs qui ont fait leurs preuves, Ligny dans un style d'écriture serré et remarquablement fluide, Cothias dans une approche, pour ces séries historiques tout du moins, soucieuse du moindre détail et limite compulsive. En somme, un cocktail de choc.

Passée une préface un peu lourde, mais qui a le mérite d'aider le lecteur à cerner le projet (paradoxal, on l'a dit), nous voici plongés au début de l'année 1811, le 20 mars, pour être précis, à l'heure de la naissance de l'Aiglon, le fils de Napoléon Bonaparte. Les choses se mettent en place sans temps mort : on se retrouve immédiatement plongé dans le tourbillon des événements extraordinaires de ce début de XIXe. Les auteurs procèdent par petites touches, par courts chapitres successifs centrés sur divers personnages, divers faits historiques, une vision impressionniste qui multiplie les points de vue et rend le substrat historique du roman d'un réalisme étonnant. Et ce n'est pas la plus mince des réussites des auteurs que de parvenir à la fois à immerger le lecteur dans un siècle, à éclairer l'histoire du monde, à lui donner sens, tout en nous faisant vivre le quotidien de ses acteurs de manière aussi touchante que réaliste. Et ici, la liste est longue. Ainsi suivra-t-on, pour n'en citer que quelques-uns : Bonaparte, bien sûr, qui y gagne une dimension bien (trop ?) sympathique, mais aussi tous les grands animateurs politiques de la période, Talleyrand, Fouché, un certain nombre de Maréchaux d'Empire, tous les grands dirigeants d'Europe, Louis XVIII puis Charles X, sans oublier, du côté des lettrés, qui sont aussi souvent des acteurs politiques, Chateaubriand, qui n'en ressort pas grandi, Mary et Percy Shelley, Byron, Victor Hugo ou encore Alexandre Dumas. Ainsi suivrons-nous tous ces personnages en prise avec la grande tempête du monde, leurs positions, ambitions et désillusions. Au-delà de cette immersion dans les faits par le quotidien de ceux qui les provoquent — sans cet « au-delà », nous nous cantonnerions à un pur récit historique, certes passionnant mais qui n'aurait rien à faire en nos pages — , au-delà, donc, il y a la dimension fantastique, cette « méta » histoire qui transcende le récit des quotidiens en les liants tous. On l'a dit : les hommes sont le jouet de forces obscures, maléfiques, incarnées, qui les poussent à s'entre-tuer, qui les mènent à la boucherie. Certes, nous ne tenons pas là l'idée novatrice de l'année en termes de littérature de genre. Certes, c'est aussi une justification somme toute puérile de la connerie humaine. Mais c'est aussi un moteur narratif puissant qui confère à l'ensemble de ces deux premiers tomes un souffle épique considérable. Ces forces maléfiques sont duales. D'une part ceux de la Baleine, sorte d'entités immortelles ( ?) pactisant avec les hommes, leur conférant puissance et pouvoir pour peu que ces derniers les servent par des bains de sang (Napoléon est ainsi l'une des marionnettes de ces entités). D'autre part la Dame Blanche, créature mystérieuse qui, contrairement à ceux de la Baleine, ne semble pas poursuivre de but politique à l'échelle du monde, mais se venge de quelque chose (quoi ? on ne le sait pas à la fin du second tome) en assassinant à tour de bras (avec une préférence marquée pour les enfants d'écrivain). Face à eux Nemo, le reflet (au sens propre) du duc Franz de Reichstadt, alias l'Aiglon, fils de Bonaparte, exilé en Autriche après la chute de son auguste père. Un Nemo fantasque, aux pouvoirs bien minces dans ces premiers opus, mais qui tente comme il peut de contrecarrer les plans de ceux de la Baleine et de la Dame Blanche…

Roman historique et fantastique, hommage marqué aux feuilletonistes, série qui basculera peut-être vers la science-fiction dans les derniers opus, Monsieur Nemo et l'éternité est tout cela, mais pas seulement. Et c'est là l'unique reproche que je ferais à ces deux volumes. En effet, Ligny et Cothias flirtent volontiers avec l'uchronie en bâtissant, au sein d'une démarche historique remarquable de précision et de justesse, des théories parfois outrées quant à certaines « énigmes » fleurant bon le romantisme. Ainsi, la mort de Napoléon — on retrouve ce dernier en révolutionnaire au côté de Bolivar, ce qui ne lasse pas de surprendre… Ces libertés historiques, même intellectuellement plaisantes, dérangent car elles semblent s'inscrire en porte-à-faux avec la volonté affichée des auteurs de nous raconter l'Histoire, la vraie, quand bien même ils la justifient par un biais fantastique. Même si cette « dérive » n'amoindrit en rien le plaisir de lecture, on peine à la justifier, tant elle semble sonner faux au sein de tant de précision, d'érudition.

Mais quoi ? Ces deux volumes extrêmement ramassés dans le temps (on court du 20 mars 1811 au début du premier tome jusqu'au 29 mars 1827 à la fin du second, soit 16 ans en plus de 600 pages, et on voit mal comment les auteurs parviendront à clore leur série en une dizaine d'opus si leur histoire se poursuit jusqu'à nos jours ou même après, comme le laisse supposer la quatrième de couverture…) se lisent d'une traite et avec grand plaisir. Au point même qu'une fois refermés, on regrette de ne pas avoir le troisième tome (annoncé pour le premier semestre 2006) sous le coude. Si vous aimez l'Histoire et ses petites histoires, les personnages forts et les drames humains, cette série est pour vous. Rares sont les livres parvenant à divertir et instruire : les deux premiers tomes de Monsieur Nemo et l'éternité sont de ceux-là. Bref un travail remarquable, ambitieux et maîtrisé. Bravo messieurs !

Olivier GIRARD

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