James Graham BALLARD, Jean-Jacques SCHUHL, François RIVIÈRE
TRISTRAM
224pp - 20,00 €
Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59
Dans un article paru en 1962 dans le magazine New Worlds, Ballard souhaitait « que la S-F devienne abstraite et cool et invente des situations et contextes nouveaux qui illustrent obliquement ses thèmes. Par exemple, au lieu qu’on fasse du temps une sorte de super toboggan de fête foraine, l’utiliser pour ce qu’il est — l’une des perspectives de la personnalité —, et pour l’élaboration de concepts comme ceux de zone temporelle, de temps profond et de temps archéo-physique. Voir plus d’idées psycholittéraires, plus de concepts métabiologiques et métachimiques, de système temporels privés, de psychologies et d’espaces-temps synthétiques, plus de ces demi-mondes ténébreux qu’on peut entrevoir dans la peinture des schizophrènes, le tout baignant dans la poésie et les fantasmes spéculatifs de la science. »
Un souhait que l’auteur concrétise en 1966 en publiant « Toi, moi et le continuum », le premier texte de ce qui allait devenir en 1970 Atrocity Exhibition, l’ouvrage le plus marquant de la new wave anglaise.
Dans la préface à l’édition américaine de 1990, William Burroughs explique que dans Atrocity Exhibition, « la ligne de démarcation entre les paysages intérieurs et les paysages extérieurs s’estompe. Des bouleversements peuvent résulter de convulsions sismiques à l’intérieur même de l’esprit humain. Tout l’univers stochastique de l’âge industriel s’effondre en fragments cryptiques. »
Mais en disant cela, ne parle-t-il pas aussi de ses propres textes, Le Festin nu, et surtout la Trilogie ? Comme si en publiant au début des années soixante La Machine molle, Le Ticket qui explosa et Nova express, Burroughs avait honoré les souhaits de J. G. Ballard. Et lorsqu’il dit, à propos de la Trilogie : « dans cette œuvre je tente de créer une nouvelle mythologie pour l’ère spatiale. J’ai l’impression que les vieilles mythologies sont définitivement brisées et ne sont pas adaptées au temps présent », n’évoque-t-il pas également Atrocity Exhibition ?
Les propos de Marshall McLuhan intensifient encore ce jeu de miroir entre les deux écrivains : « Burroughs tente de reproduire en prose ce dont nous nous accommodons chaque jour comme un aspect banal de la vie à l’âge de l’électronique. Si la vie collective doit être rendue sur le papier, il faut employer la méthode de la non histoire discontinue », méthode qui s’applique également au Ballard d’Atrocity Exhibition, premier et peut-être seul non roman discontinu de l’histoire de la S-F.
C’est en 1959 que Burroughs lance son « laboratoire expérimental » en publiant Le Festin Nu, mais il ne devance pas pour autant J. G. Ballard dont les premières tentatives de fiction expérimentale remontent à 1958, date à laquelle il inventa un roman entièrement conçu pour des panneaux d’affichage intitulé Projet pour un Nouveau Roman, avec un texte en partie illisible d’où ne se détachent que les titres et quelques observations, et dans lequel apparaissent déjà Xero, Coma et Kline, futurs personnages emblématiques d’Atrocity Exhibition.
De nombreuses lignes de forces lient donc ces deux auteurs qui, dès la fin des années cinquante, veulent éviter le langage et le côté formel de l’écriture classique étrangère à tout réalisme, toute systématisation assujettie au conformisme, à la routine, à la duplication. Mais là où Burroughs se sert de la S-F pour aller le plus loin possible dans l’expérimentation en utilisant tous les instruments lui permettant de « dépasser les limites de la page imprimée » — cut-up, permutations, épissures, montage cinématographique —, Ballard part de la S-F et essaye de transformer, radicaliser le genre en le poussant dans ses extrêmes limites.
Malgré son ardent désir de fiction expérimentale, Ballard s’est toujours considéré comme un « auteur à l’ancienne » et n’a jamais totalement dynamité la syntaxe comme ont pu le faire James Joyce, Raymond Roussel ou William Burroughs. Pour lui, la technique ne doit pas devenir le vrai sujet du roman et ne jamais reléguer l’émotion au vestiaire. Ainsi, dans la préface à l’édition anglaise de 2001, il donne la recette pour lire Atrocity Exhibition, roman mosaïque à la structure narrative peut-être déconcertante mais qu’il juge plus simple qu’il n’y paraît au premier regard : « contentez-vous de tourner les pages jusqu’à ce qu’un chapitre retienne votre attention. Si quelque idée ou quelque image vous y semble intéressante, balayez alors du regard les paragraphes voisins jusqu’à ce que vous trouviez quelque chose qui résonne en vous de façon à piquer votre curiosité. Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en émerger. A ce moment, vous lirez enfin ce livre exactement comme il a été écrit. »
Et Bill Burroughs de conclure : « Grossir l’image jusqu’au point où elle en devient indistincte constitue la tonalité fondamentale de La Foire aux atrocités. (…) Et comme les gens sont faits d’images, nous avons affaire à un livre littéralement explosif. »
Crash !
[Lire également l'avis de Cid Vicious dans le Bifrost n°33.]