Dernier opus du Quatuor apocalyptique, La Forêt de cristal est sans doute le plus beau. Même figures archétypales, même système symbolique avec son propre champ lexical obsessionnel, même désir ardent — du personnage, du lecteur — de s’abandonner à ce paysage hors du temps, de se fondre dans le tableau pour y retrouver une édénique sérénité.
Médecin dans une léproserie à Fort Isabelle, le Dr Sanders se rend à Port Matarre, ville-purgatoire sans attrait obombrée par les eaux noires du fleuve et par la jungle — d’une « obscurité aurorale » semblable à celle de L’Ile des morts de Böcklin —, à la recherche d’un couple de collègues, Max et Suzanne Clair — son ex-maîtresse —, dont il est sans nouvelles depuis cette lettre décrivant la forêt autour de la clinique comme une somptueuse demeure de pierres précieuses. Comme ses compagnons d’exil — un prêtre apostat, une journaliste française, un dandy décadent et le directeur d’une mine de diamants —, Sanders va être confronté au plus extraordinaire phénomène qui soit : la forêt camerounaise se cristallise, littéralement, faisant d’une simple feuille d’arbre, ou d’un reptile, une véritable œuvre d’art. Et la cristallisation — qui ne tue pas les êtres mais les fige — s’étend de toutes parts, sans épargner les animaux… ou les êtres humains qui la contemplent, extatiques.
Ce ne sont pas les péripéties, et au premier chef les scènes d’action en elles-mêmes, que nous retiendrons de La Forêt de cristal — roman d’une lenteur minérale —, mais l’atmosphère merveilleusement crépusculaire de la forêt, où le temps fuyant fausse les perceptions et confère à toute chose, à tout événement, la puissance évocatrice des rêves. L’auteur fournit bien une explication scientifique du phénomène, mais celle-ci vaut moins pour sa vraisemblance que pour ce qu’elle suggère : le temps, littéralement, fuit. Ainsi le « vrai » monde, le seul qui importe à Sanders une fois l’équilibre rompu (de l’équinoxe à l’illumination), sera celui du cristal, ce paysage « hors du temps », ou plutôt au temps étiré à l’infini, où sans doute demeure Suzanne Clair, telle une icône immortelle qu’il n’aura de cesse de rejoindre — pour y jouir de l’ultime transfiguration.