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Les critiques de Bifrost

Critique parue en avril 2002 dans Bifrost n° 26

Il existe peu de livres-univers, que ce soit dans la S-F ou dans la fantasy ; je parle de véritables livres-univers, où vous n'êtes pas seulement dans un environnement pseudo-parallèle, mais dans un monde absolument autre. Le Dune de Frank Herbert, les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, ou encore, bien sûr, Le Seigneur des Anneaux de Tolkien... L'œuvre de Holdstock, La Forêt des Mythagos, fait partie de ceux-là. Comment rendre compte de la fascination qu'exerce sur le lecteur la forêt de Ryhope, génitrice de « mythagos », c'est-à-dire d'images mythiques, qui prennent forme et vie à partir des rêves des êtres humains et viennent bouleverser l'existence de certains d'entre eux ? L'ensemble ne se résume tout simplement pas.

Si l'on veut donner une idée de la matrice du récit — presque comme on donnerait la « trame du mythe » dans une étude anthropologique — , disons que, au départ, un savant du nom de Georges Huxley vit à Oak Lodge, un vieille demeure située sur le domaine des Ryhope, en bordure de la petite forêt qui couvre une partie du Herefordshire. Des phénomènes très étranges semblent s'y produire : un petit bateau, lancé par ses enfants sur le ruisseau qui la traverse, met plus de six mois à réapparaître, et ressort pourtant de là aussi neuf que lors de son lancement. Des créatures diverses rôdent en lisière, alors que d'autres vivent aux limites de votre champ de vision lorsque vous y entrez. Par ailleurs, on ne peut pas toujours pénétrer à l'intérieur de cette forêt : il existe des portes, qui ne sont pas toujours ouvertes. Il faut suivre la trace d'un mythago pour les franchir et, une fois franchies, le temps rejoint celui du « passé mythique », totalement en dehors de celui qui régit le monde des humains. Fasciné par une femme, Guiwenneth, Huxley fait de nouveau appel à son collègue Wynne-Jones pour repartir à l'étude de ce mystère. Il s'enfonce de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps au sein de la forêt, entraînant dans son destin toute sa famille : son épouse, qui vit mal cette « infidélité », mais aussi ses enfants, trop souvent oubliés, qui subiront d'ailleurs tous les deux la même attraction pour les mythagos. Au fil des cinq romans qui constituent le cycle, on saute de génération en génération, parfois vers d'autres familles, mais sans jamais perdre le lien avec l'histoire-source : l'histoire de ce qui a précédé est devenu un mythe en elle-même, qui donne naissance à ses propre mythagos. Ainsi, Tallis, l'héroïne de Lavondyss, que la forêt appelle dès son plus jeune âge, maîtresse des « masques » qui permettent de l'apprivoiser, retrouve-t-elle Wynne-Jones dans son voyage. La Femme des neiges, roman très bref au cœur du cycle, revient à Huxley et ses fils, mais en amont du premier roman, et remet ainsi en question tout ce qui s'est passé dans La Forêt des mythagos. Le même effet est obtenu dans le dernier volet, La Porte d'ivoire, qui reprend une part des événements du premier récit, mais saisi par un autre point de vue. Par deux fois, l'auteur nous invite ainsi à recommencer notre lecture au début, pour comprendre vraiment ce qui s'est passé, si tant est qu'on puisse imaginer, d'ailleurs, qu'il existe un seule version « véritable et pure » de l'histoire de la forêt. Seul Le Passe-broussaille, roman articulé autour du mythe de Gauvain, qui réintroduit le père de Tallis dans l'histoire de Richard et de son fils Alex, semble s'écarter un peu trop de la ligne maîtresse du cycle. Il est « à part », une sorte de quête du Graal pour un petit groupe de personnages, passionnante en soi, mais qu'on sent assez artificiellement rattaché à l'ensemble — une manière de réinterprétation du mythe originel par une peuplade colonisée, si vous voulez, pour ne pas sortir du domaine anthropologique.

Les éléments du mythe de la forêt se croisent donc au fil des pages, soutenus par des références précises aux mythes celtiques. Évidemment, pour un lecteur français, certaines allusions sont légèrement obscures, voire abstraites, ce qui rend la lecture quelque peu difficile. Cependant, malgré certaines longueurs — du genre de celles qu'on peut reprocher à Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux — on se laisse entraîner avec les personnages au cœur de la forêt grâce à la puissance évocatrice des descriptions de Holdstock. Et la fin ? Eh bien, tout recommence, ou plutôt tout est là pour être recommencé, comme n'importe quel matériau mythique, disponible pour l'imagination. La Forêt des mythagos est un livre comme un « compagnon », une excursion permanente dans une forêt qui se lit à plusieurs niveaux. Un livre qu'on verrait parfaitement dit à la veillée, raconté à haute voix par un chaman autour du feu rituel.

La présentation qu'a choisie Denoël est parfaitement adaptée à cette image : deux épais volumes, en grand format, où l'on a l'impression d'entrer comme dans un grimoire, et qui semblent aussi long que l'histoire des mythes eux-mêmes. Le premier volume reprend La Forêt des mythagos et Lavondyss et traduit La Femme des neiges. Le second recueille Le Passe-broussaille et ajoute La Porte d'ivoire. En outre, les couvertures de Julien Delval fonctionnent parfaitement et participent à cette invite à l'étrange, au merveilleux, que sont ces deux forts volumes.

Un petit reproche pourtant : dans une intégrale, qui se donne même le souci d'une bibliographie exhaustive en fin d'ouvrage, on aurait pu attendre une préface, même rapide, en tête des romans, voire une postface, enfin quelque chose pour nous parler de l'inspiration d'Holdstock, de ses sources. Parce que, tout de même, un esprit aussi créatif, c'est quelque chose qui fascine...

Quoiqu'il en soit, voici une intégrale à ne pas rater, deux volumes qui rendent hommage à une œuvre majeure qui trouve ici l'espace qui lui faisait défaut. Une initiative éditoriale à saluer et des bouquins à dévorer : que du bonheur, quoi !

Sylvie BURIGANA

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