Le titre américain (Glory season) était certainement moins niais que celui de la traduction, mais il était aussi moins évocateur car, si les événements qui nous sont contés se déroulent durant la dite saison de Gloire — l'hiver — celle-ci influe peu sur ceux-là. Dans ce gros pavé de 630 pages agrémenté d'une postface, David Brin, avec le talent dont il est coutumier et qui fait de lui l'un des tous meilleurs conteurs de la S-F, nous raconte la tumultueuse entrée dans la vie de Maïa et la venue sur Stratos de Renna, l'envoyé du Phylum humain, personnages dont les destins vont, évidemment, se croiser.
Stratos est un monde où s'est établi une colonie féministe et conservatrice qui a coupé les ponts avec le Phylum progressiste. Par manipulations génétiques, les femmes de Stratos ont acquis la faculté de se cloner sans pour autant perdre celle de se reproduire par fécondation — les mâles restant nécessaires à la fécondation mais aussi à l'amorce du processus de clonage. Les fondatrices de la société stratoïne ont programmé les périodes d'activité sexuelle masculine et féminine en opposition : elles en hiver, saison de la gloire et du clonage, eux en été. En été, les hommes sont interdits de séjour en ville et confinés dans des sanctuaires. Ils ne sont les bienvenus qu'en hiver, quand on a besoin d'eux pour produire des clones. Quant aux estiviennes ou vars, nées du brassage génétique, elles ne sont guère mieux loties. Chassées de leur clan à l'adolescence, elles doivent se débrouiller seules pour survivre et, pour les meilleures, fonder un clan. Le darwinisme social règne ici sans partage…
Maïa et Leie, sa sœur jumelle, en sont là, naïves, pleines d'espoirs et d'illusions, jurant de ne jamais se séparer. La mort aura tôt fait de se charger de Leie. Seule au monde, Maïa découvre l'entreprise criminelle de l'izbé Bellère… et l'aventure s'ouvre à elle ! C'est le début d'une suite d'événements rocambolesques, des péripéties au cours lesquelles Maïa découvrira le monde, apprendra l'amour mais aussi la trahison…
David Brin a écrit là un roman d'aventures maritimes, plein de pirates, d'îles aux trésors high tech, de bases et de passages secrets, d'évasions, de trahisons et de codes mystérieux. L'action et le romanesque en sont les maîtres mots. Mais, bien que la narration soit fort mouvementée, la violence est plutôt restreinte et les principaux personnages la perçoivent comme choquante. Ainsi La jeune fille et les clones ressemble à s'y méprendre à un roman juvénile, à ceci près que la problématique qui sous-tend l'ensemble est on ne peut plus adulte.
Brin dépeint une société féministe qui est également une utopie agreste où les mâles sont maintenus à l'écart et confinés dans leur utilitarisme sexuel. A l'instar de leur nombre, leur rôle social est des plus restreint. La première différence entre le livre de Brin et les utopies de la S-F féministe est qu'il impute aux femmes la volonté de disparité démographique — il n'est point ici question de l'habituelle catastrophe, due à quelque tare congénitale masculine, qui masque en fait un fantasme d'androcide. Implicitement, il pose la question du devenir de la gente masculine dans un monde où la technique permet de s'affranchir de son rôle biologique. Plus subtil encore, il demande s'il est bon, comme y aspirent les Perkinistes, une fratrie extrémiste du monde de Stratos, que la technique suppléée totalement aux mâles.
Telle qu'il la dépeint, la société stratoïne déplaira aux féministes et ce d'autant plus qu'elle est remarquablement cohérente. Elles démentiront Stratos comme pouvant ressembler à un de leur projet, que le sexe de l'auteur ne l'autorise pas, etc. Il n'empêche que David Brin a posé les postulats techniques d'une telle utopie et en a tiré les conséquences. Ce n'est pas bien sûr une démocratie, mais une aristocratie darwinienne ; ce qui découle du clonage. C'est aussi une société d'apartheid où mâles et vars sont rejetés, une société loin d'être exempte de violence et de conflit, particularités qui, aux dires des féministes, seraient l'apanage de l'homme. En fait d'utopie agreste, on découvre un monde au milieu du XIX° siècle, une économie du charbon et de l'acier, offrant tous les inconvénients de l'industrialisation mais aucun des avantages. Allusion est même faite à la première grève et le révisionnisme est à l'honneur, le passé voilé, effacé. Les vars se voient exploitées et confinées dans les tâches les plus ingrates, ni plus ni moins une forme d'esclavage. Leur unique perspective d'avenir est l'illusion qu'elles pourront un jour fonder leur clan, variation sur le thème du rêve américain. Ce qui est pour le moins douteux puisque les jeunes stratoïnes ne peuvent se reproduire pour la première fois que par clonage, or, une amorce hivernale, saison où les mâles sont presque impuissants, est fort coûteuse et représente un investissement qui n'est guère qu'à la porté d'un clan. Si une femme devait débourser un million de francs pour être fécondée, combien en aurait les moyens ? À moins que leur entreprise ne le leur offre…
David Brin met en scène la victoire des réactionnaires et donc l'échec du Phylum humain, non par prédilection politique de sa part mais parce que c'est dans la logique de la société stratoine. Hommes et vars sont en minorités et l'histoire a enseigné que les révolutions minoritaires sont vouées à l'échec. Il voulait enfin conclure son livre par une note optimiste quand à l'avenir de son héroïne en nous laissant croire que bien qu'elle soit encore une va-nu-pieds, elle réussira à fonder un clan dans la navigation aérienne qui vient de s'ouvrir aux hommes. Mais cette niche économique est déjà occupée. Le mythe américain est encore vivace. Maïa est-elle devenue, au terme de ce périple initiatique, une femme adulte et indépendante ? Oui, si l'on entend par là qu'elle a perdu toutes ses illusions et abandonné tout espoir d'un monde meilleur pour les vars et les hommes. Lui reste en guise d'avenir sa culpabilité dans la mort de l'homme qu'elle a aimé, sa trahison au profit d'Odo et la vacuité d'une vie de var devant elle. Même si l'héroïne est sympathique, tant les péripéties que l'arrière-plan du roman ne laissent la place à une interprétation optimiste.
Outre qu'il est un roman d'aventure trépidant, La jeune fille et les clones, bien que d'une lecture des plus faciles, est un des livres majeurs de cette rentrée S-F. À travers une action de chaque instant, David Brin a su dépeindre dans toute sa richesse une société étrangère et complexe. On pourra enfin comparer la société de Brin à celle proposé par Pamela Sargent dans Le rivage des femmes qui vient d'être réédité en Poche, les trajets de Maïa et Renna à celui de Christie, l'héroïne des Fils de la sorcière de Mary Gentle, qui cumulait les deux rôles, ou encore avec certains des ouvrages d'Elisabeth Vonarburg ou d'Ursula K. Le Guin. D'une lecture essentielle.