Que reste-t-il du Londres du XIXe siècle ? Un peu de ce bon vieux fog, des ruelles obscures, des fantômes édentés qui se perdent sur le pavé. L'ombre des fiacres d'où les aristocrates regardent se tortiller le peuple en s'encanaillant parfois sur sa misère. Cette merveilleuse injustice sociale que chacun dénonce en l'acceptant, comme une rengaine propre à forger une identité revendicatrice.
Londres d'en haut, Londres d'en bas… On pourrait penser à Neverwhere de Gaiman et sa cassure dans le temps. On pourrait aussi continuer à faire le parallèle habituel entre Neil Gaiman et Christopher Fowler. Mais la Ligue de Prométhée s'éloigne de la Londres étrange de Gaiman pour revenir à des questions plus proches de nous et bien plus effrayantes, quelques mois après que la France s'est posée la question des groupuscules extrémistes.
À Londres, Vincent Reynolds, intellectuel précaire et prolétaire, attend la gloire, flanqué d'amis tout droit issus d'un roman de Nick Hornby. Lorsqu'il a enfin la possibilité de percer en rédigeant un article sur la lutte des classes, il se trouve confronté à quelques problèmes majeurs. Son sujet, Sebastian Wells, un aristocrate cynique, l'entraîne dans une relation étrange et se révèle être un prédateur exercé. La société secrète dont il est président, la Ligue de Prométhée, prône toutes sortes de théories captivantes : le droit féodal (vie ou mort), la soumission des femmes, le sang pur, la séparation traditionnelle pour l'Angleterre du reste du monde. Renversant les rôles de l'observateur et du sujet, Wells impose une course macabre à Vincent, dont l'enjeu est sa propre survie. Mais si Wells maîtrise les lois et ses représentants dans leur moindre détournement, Reynolds connaît mieux que quiconque ce Londres populaire vomi par la Ligue.
Fowler fournit ici un huitième roman subtil. La dualité ne s'exprime pas dans l'affrontement de personnages monochromes. Reynolds plonge dans l'indicible : la fascination qu'exerce le pouvoir sur ceux qui en dénoncent, par tradition inverse, les dysfonctionnements, lorsque la peur de la différence se dit civilisée, s'organise en caste et prend l'apparence du raisonnement. L'absence de doute qui fait la force du nationalisme de la Ligue, et du nationalisme en général, est bien à l'origine de l'attirance de Reynolds pour son adversaire.
Au-delà du jeu à la Running Man où Vincent devra résoudre des énigmes de potaches sanguinaires et hellénistes, le véritable sujet de Fowler rejoint donc la question du surhomme. Toucher la « grandeur », même lorsqu'elle est mensongère, même lorsqu'elle est répugnante, permet-elle de la disséquer et d'en sortir indemne ? Wells semble trancher dans la chair : le destin de Prométhée, qu'il détourne en prédication, suffit à lui faire accepter définitivement sa déchéance.
Que reste-t-il du Londres du XIXe siècle ? Un Londres de la fin du XXe. Une ambiance schizophrénique et familière — au-dessus et dans la ville fracturée grouillent deux classes distinctes — qui cache encore un mal-être social que Fowler exploite avec talent. Roman fantastique, noir ou policier, tout simplement un bon livre qui, à défaut de mener quelques irréductibles vers les bureaux de vote, fait exploser en douceur certaines idées reçues, sur le genre comme sur le sujet.