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Les critiques de Bifrost

[Critique commune à La petite pièce hexagonale et Tristes revanches.]

Si la littérature fantastique japonaise est peu représentée en France, certains éditeurs (principalement Picquier et Actes Sud) s’offrent parfois des immersions dans un genre pourtant très noble au pays du soleil levant. Respectée des esthètes de la langue comme des amateurs de modernité, Yoko Ogawa incarne bien cette nouvelle vague d’écrivains japonais, essentiellement décalés, fascinés par la mort ou obsédés par le détail.

Avec La Petite pièce hexagonale, court texte proposé sous une jolie couverture, Ogawa revisite deux thèmes qui lui sont chers, la solitude et l’incommunicabilité : curieusement intriguée par une femme quelconque après une séance de natation, une jeune fille désœuvrée décide de la suivre, jusque dans une banlieue glauque comme il en existe tant au Japon. Soumise à cette attirance incompréhensible, la jeune fille découvre un bâtiment en piteux état qui semble servir de lieu de rassemblement à des personnes disparates. Au centre d’une sorte de salle d’attente, on y trouve une petite pièce hexagonale. Vide, sombre et nue, seulement meublée par une chaise dure, cette pièce joue le rôle de déversoir. Chacun peut s’y asseoir, bien à l’abri des regards, pour y dévoiler son histoire, ses états d’âme, ses peurs ou ses regrets. De cette atmosphère mystérieuse, Ogawa tisse une histoire d’une grande simplicité, dont la pudeur révèle pourtant beaucoup. Aucun élément fantastique ne trouble la crédibilité de la nouvelle, juste cette ambivalence propre aux grands textes, ces petits riens qui font que tout est possible et cet étonnement perpétuel face aux coïncidences qui tissent la trame de la vie.

Changement de décor radical avec Tristes revanches, recueil de onze nouvelles qui forment pourtant un seul et même roman, toutes liées entre elles par des personnages ou des lieux, et dont l’achèvement boucle un cercle mortel comme Ogawa sait les tracer. Patience, écriture tranchante et douloureusement précise, l’attente vénéneuse est parfaitement distillée au fil des pages, dans une sorte de long travelling littéraire, dont la caméra s’attarde sur certains personnages ou quelques détails apparemment insignifiants : une épouse délaissée, décidée à se confronter à sa remplaçante ; une infirmière lassée par les éternelles promesses de divorce de son amant ; un adulte qui se rend aux funérailles de sa mère adoptive ; un chauffeur écrasé dans un accident qui recouvre la route de tomates fraîches — chaque pièce du puzzle se met lentement en place, avec en ligne de fond cette profonde nostalgie d’une époque où tout était plus simple, plus doux et plus beau, une époque définitivement perdue, qui ne reviendra jamais. Splendides, superbes de tristesse et de désarroi, parfaits jusque dans l’horreur, le sang et les fluides corporels, les textes qui composent Tristes revanches n’ont l’air de rien, mais sont d’une prodigieuse efficacité. Fidèle à la tradition qui veut que la somme des parties soit supérieure au tout, Tristes revanches est une leçon de littérature et de construction. Le vrai chef-d’œuvre qu’on attendait après la relative déception du Musée du silence et d’Une parfaite chambre de malade.

Patrick IMBERT

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