J’ai aimé Dune, comme tout le monde ; moins que certains, peut-être. En tout cas, je l’ai lu d’une traite : rares sont ceux qui peuvent en dire autant. J’avoue que je n’étais pas frais. L’Etoile et le fouet m’a enthousiasmé. Ce roman reste un des meilleurs titres de la collection « Ailleurs & demain ». Je l’évoque toujours quand je vois les inventions débiles des gens qui prétendent avoir rencontré des extraterrestres soucoupiens. La Calibane de L’Etoile et le fouet, c’est l’être totalement et radicalement étranger. On n’a jamais fait mieux sur ce plan.
Dans La Ruche d’Hellstrom, la réussite est sensiblement égale. Ce qui manque peut-être au second roman, par rapport au premier, c’est un traducteur nommé Guy Abadia. Jacques Polanis, pour Galaxie, et Robert Latour, pour Albin Mi-chel [c’est la traduction disponible au Livre de poche], ont fait de leur mieux, dans des registres différents. Je ne leur adresserai aucun reproche. Mais la tâche était rude, surtout à cause de l’importance des nuances. La traduction de Galaxie est, semble-t-il, plus proche du texte original. Jacques Polanis a conservé par exemple le mot Outsiders pour désigner (dans le langage de la ruche) les gens de l’extérieur que Robert La-tour appelle… les gens de l’extérieur. Les habitants de la ruche appellent Hellstrom « premier mâle », selon Polanis-Galaxie. Pour Latour, c’est seulement, en général, « le chef ».
La comparaison entre ces deux textes est fort intéressante. Je ne connais pas Robert Latour et je me trompe peut-être tout à fait sur son compte. J’ai l’impression qu’il vient de la littérature générale (bien qu’il ait déjà traduit plusieurs ouvrages de la collection « Super-Fiction »). Le langage de la science-fiction paraît quelquefois lui faire un peu peur et il n’est pas toujours très à l’aise avec les termes techniques. Voici un exemple :
La Ruche d’Hellstrom (Latour) : « Peruge peut posséder un appareil qui révélerait que nous explorons son matériel » (p. 137, édition Albin Michel).
Projet 40 (Polanis) : « Peruge risque d’avoir un dispositif qui lui révélera que nous sommes en train de sonder son équipement » (Galaxie n° 126, p. 32).
Souvent, ainsi, Polanis se montre plus élégant et plus exact. D’une façon générale, la version actuelle paraît très légèrement édulcorée par rapport à celle de Galaxie. La « francisation » est peut-être un peu plus forte. C’est une réflexion, non une critique. Le résultat est (semble-t-il) que les habitants de la ruche humaine sont plus proches des « gens de l’Extérieur » dans la version Latour que dans la version Galaxie. L’inquiétante étrangeté, le fantastique psychologique sont un peu gommés. La crédibilité en est-elle pour autant renforcée ? Je ne sais pas. Il serait passionnant de le découvrir. Voilà un beau sujet de thèse pour un universitaire aventureux. Et Frank Herbert est un auteur assez important et assez célèbre pour justifier ce travail.
Le film réalisé par David L. Wolper à partir du roman a été couronné par un Oscar, nous dit-on. L’écriture de Herbert est très cinématographique. Les dialogues sont d’une intelligence et d’une solidité à toute épreuve. Les descriptions ont une précision visuelle étonnante. L’action avance comme un fauve en train de traquer une proie dans les hautes herbes.
Mais l’éco-humaniste de Dune est toujours présent par ses réflexions : Propos de Nils Hellstrom, Paroles de la mère fondatrice. Paroles de Trova Hellstrom, Rapport de Mimeca Tichenum sur l’emploi à l’Extérieur des produits de la Ruche… Et ces brèves coupures enrichissent toujours le récit sans couper l’action.
Je m’aperçois que je n’ai encore donné aucune esquisse de l’intrigue pour ceux qui ne la connaîtraient pas. Mais il est difficile de rendre justice à ce livre en le racontant. Tout commence aux Etats-Unis, à l’époque contemporaine, par l’intervention d’une agence tellement secrète que… il y a beaucoup d’agences « tellement secrètes que », dans l’espionnage et dans la science-fiction. Mais Herbert est un maître : il fait passer n’importe quoi. Et les rapports entre les membres de l’agence sont eux-mêmes passionnants. Des gens aux noms à consonance française, Depeaux, Janvert, Beauval (devenu Merrivale dans l’édition actuelle), mènent une enquête sur le très mystérieux « Projet 40 » du Dr Hellstrom. Cette enquête les conduit en Oregon, au Val gardé, où la ferme du Dr Hellstrom n’est que « la partie émergée de l’iceberg », comme dit le Premier mâle à l’ouvrier Saldo qui n’a jamais entendu parler d’un iceberg. La partie immergée, c’est la formidable Ruche souterraine où vivent cinquante mille hommes-insectes, effrayante menace pour la civilisation, selon les uns, et l’avenir de l’humanité pour Nils Hellstrom.
Sur la jaquette du livre (quatrième de couverture), le monde de la Ruche nous est présenté comme sinistre et horrible. Ce n’est pourtant pas l’impression que donne le récit. Frank Herbert éprouve sans aucun doute une certaine sympathie pour ses hommes-insectes.
L’affrontement entre l’Agence d’une part, Hellstrom et les siens d’autre part, est décrite avec une précision et un réalisme admirables. La fin reste ouverte. Un grand bouquin.