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Les critiques de Bifrost

La saison de la sorcière

La saison de la sorcière

Roland C. WAGNER
J'AI LU
221pp - 5,00 €

Bifrost n° 32

Critique parue en octobre 2003 dans Bifrost n° 32

Tout commence le jour, ou plutôt la nuit, où un ptérodactyle géant vient arracher la Tour Eiffel de ses bases, et la fait disparaître. Suivent quelques attentats tout aussi sorciers, tout aussi emblématiques, et tout aussi respectueux des vies humaines. Il n'en faut pas plus pour lancer les USA sur le chemin de l'hégémonie mondiale, occupant pays après pays (et en particulier ces enquiquineurs de Français) pour assurer leur protection. Mais pour lutter contre des attentats commis à grand renfort de sorcellerie, il faut recruter, de force en règle générale, tout ce qui peut traîner comme magiciens ou enchanteurs…

Le récit progresse selon deux fils ; d'un côté nous suivons Fric, fraîchement sorti de prison pour avoir été pris avec un joint, et ses copains banlieusards parisiens, bien plus paumés que lui. Promus sans l'avoir voulu au rang d'ennemis publics par les forces d'occupation, ils tomberont dans les bras d'une mystérieuse Enclave anarchiste et suréquipée en informatique, qui les protège sans leur révéler ses secrets. Jusqu'au moment où la situation devient critique. D'un autre côté, nous nous attachons à l'itinéraire d'une sorcière capturée par les forces américaines, la première à posséder des pouvoirs magiques incontestables. Nous la voyons à travers les yeux d'une succession de personnages souvent désignés par leur seul rôle (« Le Docteur », « L'Opérateur »), tandis que l'armée américaine transfère l'envoûteuse de camp en camp dans ses efforts pour la persuader de passer à son service, et de traquer l'origine des attentats magiques.

Il faudrait faire une loi qui force Roland C. Wagner à changer de série tous les cinq romans au moins, histoire de lui faire créer de nouveaux univers. Comme il l'avait si bien réussi avec Poupée aux Yeux Morts ou Le Chant du Cosmos. Ici, il nous plonge dans un futur proche où l'irruption de la magie sur la scène mondiale n'empêche pas une logique proche de celle de la S-F de guider le récit (en revanche, la plupart de ses romans de S-F, et surtout ceux, nombreux, qui font intervenir la psychosphère, ont une intensité hallucinatoire qui ne peut se réduire à la conjecture rationnelle…). Futur proche, et futur relativement réaliste : les préoccupations de plus en plus politiques qui se font jour dans la série des Futurs Mystères de Paris (Tem) sont toujours celles de l'auteur, et la lutte contre les envahisseurs étatzuniens (ou « Tazus ») est aussi la lutte contre un capitalisme militarisé. L'aspect purement politique du livre n'est pas forcément son point fort, dans la mesure où il cite des fragments de discours de la gauche « mouvementiste » française, sans s'abstraire de faiblesses nationalistes inconscientes (la polarité tour Eiffel/invasion « tazu » me paraît le reflet fantasmé de ce sentiment de perte de leur empire sur le monde, sous-jacent à tant de lamentations des intellectuels parisiens).

Mais Wagner est un maître de la politique de la rue, et la vie et les réactions de ses personnages banlieusards sont immédiatement convaincantes, immédiatement attachantes. Comme toujours, il démontre à l'envi son osmose avec le terroir banlieusard parisien, dont les goûts et les odeurs exsudent de la page. Parmi ses personnages américains, le « Sri » ou Butch sont des créations de haute volée, même si Wagner place dans la bouche de Butch une réflexion (critique) sur les services publics français qui, on l'imagine, ne viendrait pas à l'esprit du Tazu de base (aussi réac soit-il). Tous, pour adversaires qu'ils soient, sont vus de l'intérieur, avec leurs motivations, voire leurs doutes. Autre trait astucieux, Wagner ne s'embarrasse pas de description physique de ses personnages, et nous laisse découvrir au détour d'un dialogue, ou en fin de roman, qu'un tel ou un autre a des origines ethniques qui pourraient, dans notre monde actuel, charger de préjugés la perception que nous aurions de l'individu. Bien joué.

Concentré et efficace, La Saison de la sorcière ne présente pas le foisonnement d'images et d'idées qui caractérise les romans les plus connus de Wagner ; il compense ce dépouillement par une efficacité totale de l'organisation de la narration. Comme des rockers connus pour leurs jams débridées qui auraient décidé de mettre tout leur punch dans un tube de trois minutes. Au fait, vous apprécierez la retenue dont Wagner fait preuve : pas une seule référence au rock'n'roll de tout le livre — avant les deux dernières pages !

Pascal J. THOMAS

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