Christopher PRIEST
FOLIO
496pp - 9,90 €
Critique parue en juillet 2005 dans Bifrost n° 39
Bien parti pour être le second livre de Christopher Priest à rencontrer le succès en France, La Séparation est assurément une œuvre ambitieuse. Avant d'être un authentique chef-d'œuvre, et malgré quelques défauts d'ensemble, ce nouveau roman est d'abord la preuve de l'inquiétant talent de Christopher Priest. Un auteur qui prend plaisir à promener son lecteur sur un terrain a priori balisé, mais secrètement tortueux, détourné, dangereux et finalement diabolique. On connaît la propension de cet anglais flegmatique à clore ses histoires en pirouette : de La Fontaine pétrifiante à L'Archipel du rêve en passant par Les Extrêmes. Ce dernier livre ne déroge pas à la règle, mais Priest y fait un effort considérable sur le terrain de la fissure et des dérapages qu'elle entraîne. Fidèle à cet univers désormais habituel, La Séparation est avant tout un jeu de miroirs, où les faux-semblants s'amoncellent sur plusieurs réalités parallèles. De quoi perdre pied si le lecteur ne jure que par les invasions extraterrestres et autres vitesses supraluminiques. Avec Priest, nous évoluons sur le terrain des personnages, sans jamais entrer dans le registre explicatif. C'est d'ailleurs avec beaucoup de naturel que les réalités se chevauchent, à tel point qu'il faut parfois revenir quelques pages en arrière pour mieux saisir à quel exact moment le récit a basculé. Uchronie ? Sans doute. Mais pas que. Perpétuel questionnement dickien (en beaucoup plus intelligent, soit dit en passant) sur la nature de ce qui est vécu, sur ce qu'on nomme abusivement le réel, La Séparation est un pur produit priestien. Interrogations profondes sur l'Histoire, personnages fascinants de présence et de charisme, crédibilité générale font de ce roman un sommet de construction et de machiavélisme. Certes, la trame narrative est parfois si compliquée que le récit en perd sa force, certes, on ne peut nier un côté passablement ennuyeux, mais les tenants et aboutissants minutieusement mis en place contrent largement les rares frustrations ressenties ici ou là. Au final, La Séparation fait partie de ces livres qui hantent, et pour longtemps, l'esprit des lecteurs avides d'aventures inédites.
Personnages centraux autours desquels La Séparation tourne et se retourne, les jumeaux Sawyer alternent leur histoire dans une Histoire alternative. Anglais sportifs et membre de l'équipe olympique d'aviron, leur prestation aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 leur vaut d'être médaillés par Rudolf Hess en personne, le dauphin d'Hitler. C'est le début d'une séparation à la fois morale, pratique et historique, alors que les deux frères s'éloignent inévitablement. Pour l'un, ce sera le mariage (avec une juive berlinoise ramenée de Berlin avant les déportations) et, peut-être, la vie de famille. Pour l'autre, l'aviation et la vie militaire au sein de la prestigieuse Royal Air Force. Mais la guerre et son cortège d'horreurs réunissent les deux hommes… Tout en les éloignant d'une manière autrement plus radicale. Pendant le Blitz londonien, l'un des jumeaux, officiellement déclaré objecteur de conscience, sert la Croix Rouge comme ambulancier. Son attitude héroïque lui vaut d'être remarqué par Churchill pour une négociation ultrasecrète : faire la paix avec l'Allemagne nazie, suite aux manœuvres de Rudolf Hess. Le but inavoué du dignitaire nazi ? Clore le front de l'ouest et ouvrir peu après un front à l'Est en attaquant l'Union Soviétique. Nous sommes en 1941 et tout peut basculer.
Ailleurs, ici, au même moment, l'autre jumeau poursuit ses campagnes de bombardement des régions sous contrôle allemand. Pilote vétéran, il n'a jamais revu son frère, ambulancier à Londres. Alors que chaque nouvelle mission le rapproche de la mort, une lettre de sa belle sœur le rappelle à la vie de famille. Juive, allemande et seule au milieu d'une campagne anglaise pas forcément tolérante (les boches bombardent l'Angleterre toutes les nuits, d'où une légitime rancune anglaise à l'égard des Allemands, quels qu'ils soient), elle a désespérément besoin d'aide. Suite à cette relation perturbante (et évidemment sexuelle) avec la femme de son frère jumeau, le pilote s'interroge sur la nature du monde. Un monde de plus en plus englouti par la folie destructrice et la guerre. Un monde où Rudolf Hess a tenté seul de conduire une mission de paix en Ecosse, apparemment sans l'aval d'Hitler, tentative morte née car jamais prise en sérieux. Qui peut d'ailleurs prouver qu'il s'agit bien de Rudolf Hess, et non d'un jumeau ? Dès lors, rien n'empêchera la guerre totale et l'entrée des Etats-Unis dans un conflit qui pourrait bien durer encore quelques années.
Mais si la paix est perdue, pourquoi les négociations auxquelles a participé l'autre frère ont-elles permis la signature d'un traité ? Quelle réalité l'emporte ? Et où se situe la frontière (ténue, forcément ténue) du fantasme, du flou, du rêve et de la folie ? D'autant que le roman s'ouvre sur une uchronie classique, un monde où les Etats-Unis n'ont jamais participé à la guerre et son tombés dans un lent déclin économique…
Fascinant, dérangeant, diabolique dans sa construction comme dans sa conclusion, La Séparation est un livre majeur, de ceux qui font la fierté de la S-F en général. Littérature d'idée, littérature essentiellement libre, littérature rebelle, la S-F fait mal quand elle tape juste. Avec La Séparation, le coup est violent. Et destructeur.