S'il me fallait dresser la liste des auteurs les plus enthousiasmants de la jeune génération française, il ne fait pas de doute qu'avec Catherine Dufour et, dans un registre différent, Thierry Di Rollo et Thomas Day, Xavier Mauméjean ferait partie du « carré magique ». Pourtant, si son premier roman, Les Mémoires de l'homme-éléphant (publié au Masque en 2000, lauréat du prix Gérardmer), laissait augurer du meilleur, c'est à ce jour, me semble-t-il, davantage dans le registre de la nouvelle que Mauméjean a fait montre de l'étendue de son talent (on se souvient de « La Faim du monde », in Bifrost 33). De fait, les trois romans qui suivirent L'Homme-éléphant, sans être dénués d'intérêts, n'ont que partiellement convaincus… Aussi, la sortie chez Mnémos de La Vénus anatomique, cinquième opus de notre homme — livre auquel il porte un intérêt tout particulier — fait-elle figure d'événement.
Nous sommes au milieu du XVIIIe siècle, époque où l'exaltation culturelle, à la faveur des Lumières, préfigure l'exaltation politique… Le chevalier Julien Offroy de la Mettrie, médecin philosophe, coule des jours paisibles mais désargentés dans la bonne ville de Saint Malo. Jusqu'à ce qu'un étrange personnage vienne le quérir pour une non moins étrange mission, mission pour le service du roi que de la Mettrie devine ne pouvoir refuser. Le voici en route pour Paris, ville-phare, ville piège, où, en compagnie du biomécanicien Jacques Vaucanson et d'Honoré Fragonard (cousin du peintre), il se voit éclairé sur la nature de sa mission. Les trois comparses devront, à la cour berlinoise de Frédéric II, participer au plus curieux des concours, relever le défi le plus fou : créer le nouvel Adam…
« — Léonard de Vinci affirme que si l'homme parvient à reproduire les merveilles naturelles, il est le petit-fils de Dieu.
— Dans ce cas, je crains fort de faire pleurer grand-père. »
Tel est l'enjeu posé aux personnages de cette Vénus anatomique : égaler la création divine, percer le mystère de la vie en créant un androïde, ni plus ni moins, une entité mécanique douée de conscience en plein XVIIIe siècle… Quant à l'ambition de l'auteur, considérable, elle se situe dans le cadre même de son choix historique, ce XVIIIe siècle restitué avec minutie, ce siècle de l'exultation intellectuelle, celui des révolutions de toutes sortes, de tous ordres, fondateur et ô combien… Car on l'imagine, la création de ce monstre de Frankestein ne va pas sans poser des problèmes techniques, mais surtout éthiques, religieux et philosophiques… Et Mauméjean de jouer le jeu d'emblée en signant son roman du nom de son narrateur, Julien Offroy de la Mettrie. Nous sommes donc ici, en quelque sorte, non pas en présence d'un roman « moderne », mais bien d'un récit sensé avoir été écrit dans un XVIIIe siècle qui, s'il est uchronique (ou plus précisément va le devenir…), n'en est pas moins diablement crédible. Un livre donc « à la manière de », une gageure, en somme, dont l'auteur se sort avec brio tout en déroulant une érudition constante, toujours bienvenue et riche de sens.
Pratiquement, on retrouve ici le Mauméjean de L'Homme éléphant. Point ici de multiplication des points de vue, d'un feu d'artifices narratifs et d'une foison de péripéties à l'emporte-pièce. Le style est serré, certes maniéré (encore une fois, le narrateur vit au XVIIIe siècle) mais limpide, le texte souvent drôle, sagace et constellé de références… On s'amuse, donc, on apprend beaucoup (il y a ça et là des « tunnels » de dialogues aux dimensions philosophiques redoutables de pertinence), on reste sidéré parfois devant l'étendu du savoir ici présenté. Alors ?
Alors voici un livre brillant, d'une maîtrise quasi-parfaite, d'une ambition indéniable… mais dont on s'interrogera sur la nature du public qu'il pourrait toucher, du fait même de la difficulté à le faire entrer dans une case ou l'autre de nos littératures de genres codées et stratifiées. Livre de science-fiction, uchronie, traité philosophique, voire historique ? Un peu de tout cela, sans doute. Mais quoi ? Je râle en permanence sur ces bouquins calibrés, construits pour un public donné, du grain pour les cochons… Mauméjean s'est fait plaisir, loin de toute contingence d'étiquette. Qu'on adhère ou pas à l'ambition du livre, à son projet (il faut tout de même avoir envie de se plonger dans les enjeux philosophiques soulevés, ce qui ne va pas de soi), on salue la prouesse, la liberté de l'auteur, sa maîtrise et le courage de son éditeur. Moi, il me semble que tout cela, par les temps qui courent, c'est éminemment bienvenu.