Lucius SHEPARD
MNÉMOS
368pp - 22,30 €
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
Les parents de David Mingolla n'imaginent pas l'enfer qui règne ici. Cela fait des années que dure la guerre. Contre qui, avec qui, la question commence à se poser. Au milieu de la jungle du Guatemala, les soldats ne savent plus ce qu'ils combattent, pleins de la fureur et du sentiment d'indestructibilité que leur procurent les drogues qu'on leur administre. Certains deviennent fous, d'autres se font tuer dans d'incroyables actions telles des bêtes meurtrières sans foi ni conscience. La troisième option est la désertion, choix que Mingolla commence à considérer comme sa seule échappatoire au chaos ambiant. Sa rencontre avec Debora va infléchir sa décision, dès lors qu'il comprend que d'autres forces que les gouvernements tirent les ficelles de ce conflit absurde. Car il a un don, celui de pouvoir gauchir les esprits, les influencer ou les détruire. Ce don est aussi celui des Madradona et des Sotomayor, et cette guerre dépasse aussi bien l'entendement que les frontières du Guatemala…
Si Lucius Shepard a parcouru le monde, c'est très certainement l'Amérique latine qu'il a le plus arpentée, des pays et des lieux qu'il a ramenés dans ses récits les plus évocateurs, qui transpirent d'une authenticité que nul ne peut contester. C'est là que se déroule une drôle de guerre, une de celles qui durent et où chacun semble sur le point de prendre le dessus sur l'autre, mais dont l'issue se solde quotidiennement par un match nul. Et quand on est pris dans la fange d'un tel conflit, on ne peut s'en tirer indemne. David Mingolla a failli y rester mais son don le sauvera. Temporairement, du moins.
Aux franges du roman mainstream, La Vie en temps de guerre s'immisce sur le terrain glissant de célèbres romans tels que Étoiles, garde-à-vous ! (Starship troopers) de Robert Heinlein et La Guerre éternelle de Joe Haldeman. Mais c'est au croisement du roman de guerre (Pour qui sonne le glas, évidemment) et de L'Echiquier du mal que se situe cette lutte de grands sorciers à l'échelle mondiale. Ce roman est d'autant plus édifiant qu'il semble proche de nous, évoquant malgré lui les derniers conflits au Moyen-Orient où la guérilla, urbaine ou non, a remplacé les tranchées du siècle dernier. Loin du roman politique — le cadre géopolitique ne servant que de faire-valoir —, Lucius Shepard nous décrit surtout des personnages. Le sujet est, pour l'essentiel, David Mingolla. C'est une figure terriblement et dramatiquement humaine, aux prises avec une situation qui la dépasse. Que ce soit dans son métier de soldat, en obéissant aveuglément à des ordres incohérents, ou bien dans sa relation avec Debora, dont les sentiments alternent « beau fixe » et « temps couvert », Shepard nous fait passer par tous les états d'âme d'un homme complètement perdu. Le don de Mingolla, les drogues, la passion et la tragédie de la guerre vont encore accentuer l'intensité de l'histoire. Ils nous font passer par un filtre grossissant et éclatant. C'est bien simple, chaque chapitre contient une scène, une situation qui hante le lecteur jusqu'à la prochaine. C'est un ressac d'impressions et d'émotions.
Ajoutez à cela une écriture ciselée où le mot juste porte au moment approprié, et vous voilà avec l'un des plus méconnus chefs-d'œuvre du siècle dernier.