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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2003 dans Bifrost n° 29

« Avec La Voie du sabre, Thomas Day plonge ses lecteurs dans un Japon de fantasy, un Japon du XVIIe siècle qui ne fut jamais, où la magie et les dragons existent, où le métal météoritique des sabres est trempé dans le sang. »

Si je reprends la dernière phrase du texte de quatrième de couverture, ce n'est pas par paresse, encore que…, mais parce qu'elle annonce parfaitement la couleur sur l'univers mis en place dans le livre, et surtout, sur le problème théorique qu'il pose d'emblée quant au genre dont il relève. Problème qui tient à un détail minime en apparence mais capital à mes yeux : l'orthographe d'un mot. Fantasy ou fantaisie ?

On comprend, bien sûr, que l'utilisation du terme fantasy a pour but de positionner La Voie du sabre dans la collection où paraît ce… appelons-le pour l'instant « roman », et de le faire surfer sur l'onde porteuse (au sens marketing du terme) dont bénéficie aujourd'hui la fantasy en question. Et c'est de bonne guerre. Mais du même coup, voici la fantasy amenée à englober tout ce qui relève du merveilleux épique, de L'Odyssée à certains textes de La Légende des siècles et aux actuelles tolkienneries, en passant par Les Mille et une nuits et les féeries de tout poil. Certes, à suivre André-François Ruaud dans sa Cartographie du merveilleux (Folio « SF »), on sait que la fantasy a les idées larges et qu'elle peut finalement englober tout et n'importe quoi. Y compris, pourquoi pas, La Voie du sabre. Pourtant, à se trouver ainsi placé dans une case, aussi large et floue soit-elle, le livre risque de subir un effet réducteur en ce qui concerne son propos, son ambition, son style, et par conséquent son public.

Car nous sommes ici dans le domaine de la littérature, chers amis, quand celle-ci se laisse porter par la fantaisie qui mène au conte. (Et voici ma thèse annoncée.)

Du conte, pratiqué à la manière de Perrault ou à celle, philosophique, de Voltaire, voire, plus près de nous, de Tournier, La Voie du sabre tient en effet la fausse naïveté, la profondeur, la transmission en filigrane d'une leçon de sagesse et de vie — étonnante chez un tout juste trentenaire comme Thomas Day — qui en fait un de ces récits d'apprentissage chers au XIXe siècle, et, puisqu'il s'agit d'un conte sinon japonais, du moins à la japonaise : l'écriture poétique, aussi bien au niveau du phrasé, des images pittoresques, que de la construction, superbement maîtrisée, incluant des contes dans le conte qui ont pour fonction de rythmer l'histoire et d'y ouvrir de nouveaux tiroirs de sens et d'émotion.

L'histoire ? Là encore, le texte de dos en donnera une excellente idée. Disons simplement que c'est celle de l'éducation du jeune Mikédi, fils d'un chef de guerre, par Miyamoto Musashi, un rônin (samouraï privé de maître) dont l'existence est historique mais qui, dans la grande tradition de l'épopée — transformation de l'histoire, ou de ce que l'on croit en savoir, en légende — , est complètement revue et corrigée par la fantaisie du narrateur : Thomas Day, qui s'est mis dans la peau de Mikédi pour raconter à la première personne la quête aux mille rebondissements de celui-ci.

Cette identification, qui est passée par une longue immersion dans la culture japonaise, mérite d'ailleurs un grand coup de chapeau, tant elle donne de crédibilité au récit. Non seulement les rituels du thé, des combats au katana, du seppuku, sont rapportés avec une précision qui confère aux étapes codées du « roman d'apprentissage » (initiation sociale, guerrière, amoureuse, philosophique…) un puissant parfum d'authenticité, mais les dialogues de sagesse, avec leur petit côté énigmatique, leurs paradoxes zen, les images qui les illustrent, sont typiques d'une certaine littérature japonaise. Et sans que cela soit le moins du monde laborieux ! Ici, la documentation, parfaitement intégrée, devenue une seconde nature, ne sent jamais le moisi de la fiche élaborée avec application et s'harmonise parfaitement avec les envols de l'imagination : les cités flottantes de Kido soulevées par les monstres aquatiques sur lesquels elles vont se poser afin de recueillir sur leur carapace les conques contenant la fameuse encre de Shô — une séquence digne du meilleur Brussolo ! — ; l'encre de Shô elle-même, avec ses redoutables propriétés ; le Palais des Saveurs ; la Pagode des Plaisirs et son subtil système de jetons ; le tatouage magique de Musashi ; et j'en passe… À tel point qu'on imagine assez bien Thomas Day écrivant son livre en kimono, alternant le thé et le saké, et posant son point final en ayant, à force, les yeux irrémédiablement bridés.

Fallait-il que nous soit donné en annexe le détail des sources, bibliographiques et filmographiques ? Assurément, l'auteur procède ici par honnêteté, souci artisanal de montrer le soin qu'il a apporté à son œuvre, mais le magicien doit-il nous expliquer ses tours, nous montrer l'envers du décor, les moyens par lesquels il a créé l'illusion ? En fait, je crois que Thomas Day a péché ici par modestie académique — comme si Zola, publiant Germinal, s'était senti obligé de livrer en fin de volume toute sa documentation sur la mine pour nous rappeler que ses impressionnantes connaissances en ce domaine n'étaient que le fruit d'un travail d'enquête. Ce faisant, il a oublié que l'art est artifice et que l'on n'en voudra jamais à un artiste de faire son miel de tout ce qui lui tombe sous la main, ses expériences, ses voyages, ses lectures, et d'exercer sa magie sans nous en donner les secrets — l'essentiel de ces secrets, le mystère par lequel une imprégnation se mue en œuvre d'art restant de toute façon insondable, y compris pour l'artiste lui-même. C'est d'ailleurs, curieusement, un des enseignements de Musashi.

Détail… Remarque de cuistre, j'en suis conscient… Car, fantasy ou conte, œuvre de genre ou littérature dite « blanche », tout simplement (parce qu'elle se publie sous couverture blanche comme chez Gallimard, Flammarion ou P.O.L.), peu importe en fin de compte : c'est bien d'un livre magique qu'il s'agit ici. Parce que la magie y joue sa partie, bien sûr, mais surtout parce qu'il semble avoir été composé en état de grâce, qu'il charme (au sens premier du terme) par ses trouvailles de situation, la complexité douce-amère de sa « leçon », son mélange de violence et de tendresse, de crudité et de poésie délicate, son économie (seulement un peu plus de 250 pages là où d'autres se seraient répandus sur une trilogie), bref, son développement dans la verticalité, c'est-à-dire la profondeur, plutôt que dans l'horizontalité — qui est, comme on le sait, la position de la mort — , et last but not least, son style.

Musashi, le maître samouraï, possède au nombre de ses talents celui de sculpter au sabre une vague déferlante de façon à y faire brièvement apparaître un dragon, ou le sang giclant d'une blessure de façon à y suggérer un tigre avant que celui-ci ne se résolve en pluie. Ainsi Thomas Day procède-t-il avec les mots, faisant surgir ici et là une métaphore splendide, une vision impressionnante, une vigoureuse sentence. C'est sa voie du sabre à lui. Étrangement, mais dans la logique des grands malades d'écriture qui viennent à maturité, elle le mène aujourd'hui, après la voie punk, steam ou non, de Rêves de guerre, de L'Instinct de l'équarrisseur et de Stairways to hell, à la sûreté de touche d'un livre enchanteur, un des meilleurs, sinon le meilleur de la production française d'imagination de la rentrée 2002, à ranger sans hésiter à côté des magnifiques Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar.

Jacques CHAMBON

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