On ne présente plus Alan Moore, scénariste de BD pour le moins productif à qui l'on doit quantité de séries aussi délirantes qu'intelligentes. Si les Moutons électriques nous avaient déjà offert un exemple d'Alan Moore écrivain (dans une démarche assez putassière, nous vendant pour un roman ce qui, au final, n'était rien d'autre qu'une nouvelle), la collection « Interstices » nous propose aujourd'hui un roman véritablement décalé qui peut se lire comme un recueil de nouvelles liées entre elles par plusieurs dénominateurs communs. Magnifiquement servie par la traduction irréprochable de Patrick Marcel, La Voix du feu est un texte complexe, bizarre, expérimental, parfois lyrique, mais toujours intelligent et somme toute assez vertigineux. Passées les 30 premières pages où un débile léger préhistorique tente de décrire le monde avec un vocabulaire d'une trentaine de mots, le roman décolle véritablement et navigue entre les siècles à mesure que les nouvelles se rapprochent de notre époque (on commence en 4000 avant J.C. pour finir en 1995 après J.C.). Neil Gaiman a beau nous prévenir dans son introduction pour le moins élogieuse, La Voix du feu n'est pas exactement un texte facile. Pourtant, une lecture attentive et un minimum de concentration suffisent pour faire de l'expérience un modèle de lisibilité. On est très loin des circonvolutions formelles d'un Danielewski ou des monologues intérieurs propres à Joyce. Alan Moore livre ici quelque chose qui n'appartient qu'à lui, avec comme symbole récurrent le thème de l'oiseau, démon ailé ou simple mortel déguisé. De fait, La Voix du feu ne relève d'ailleurs pas vraiment du fantastique ou de la littérature générale, d'où sa présence dans la collection « Interstices ». On y décèle des éléments fantasmés ou hallucinatoires, des évocations grotesques (comme les pensées mort-vivantes d'un pendu au XVIIe siècle), des descriptions historiques rigoureuses, tous entrecroisés dans une danse de mort où l'humanité n'a plus franchement son mot à dire. On ne résumera évidemment pas les récits qui forment l'ossature d'un tout cohérent, mais on peut se limiter à les évoquer. Un homme-oiseau qui rencontre une patrouille romaine, un supplicié philosophe, une nonne éclopée qui confond Dieu et Diable, un croisé traumatisé par une momie, un enquêteur romain aux prises avec les Écossais les plus arriérés du monde civilisé, autant de personnages qui se perdent, se trouvent et se transfigurent sous les yeux du lecteur parfois amusé, souvent horrifié, mais toujours emballé et finalement convaincu. Alan Moore maîtrise une narration dense et son roman casse-gueule évite soigneusement les écueils inhérents à ce genre d'exercice. On sait bien évidemment que le concept de « scénario » n'a plus vraiment de secrets pour lui, mais on reste assez estomaqué par cette capacité proprement stupéfiante de ne jamais se répéter tout en saisissant son lecteur à la gorge. Preuve que le talent d'Alan Moore possède plusieurs facettes, même si les mêmes thèmes et l'ambiance reviennent assez régulièrement. À ce titre, on pourrait parler d'obsession. Une obsession épatante, tout simplement.