Lucius SHEPARD
DENOËL
311pp - 9,91 €
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
[Critique commune à Thanatopolis et Le Bout du monde.]
« La question, c'est de voir, reprit-elle. Soit vous voyez les choses, soit vous ne les voyez pas. C'est peut-être pour ça que vous êtes ici. Pour apprendre à voir. »
Cette déclaration de la réincarnation d'une déesse hindoue à un agent de la CIA en dérive, dans le récit « Un Tigre en bois », témoigne des intentions de Lucius Shepard au travers de ses différentes nouvelles publiées durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. La plupart de ces textes décrivent en effet un parcours initiatique menant à une prise de recul sur les perceptions qu'on peut avoir du monde et donc à une meilleure appréhension de celui-ci. Cet apprentissage se traduit par la découverte d'une réalité décalée par rapport à la nôtre, d'un monde « coïncidant » au monde visible, un monde qui prend souvent ses racines dans des éléments d'une religion ou d'un folklore local. L'accès à ce monde nécessite un médium, généralement une substance hallucinogène, impose au héros une métamorphose nécessaire et s'accompagne des conseils d'un initié. La progression psychologique du héros s'opère via une compréhension grandissante des principes de ce nouveau monde et de son existence tangible ; un des jalons de cette progression est l'affrontement avec l'initié ayant joué le rôle du mentor. Cette compréhension trouve cependant ses limites quand le héros prend conscience que des forces supérieures, des puissances ancestrales, immatérielles, voire extraterrestres, manipulent cette réalité à une plus large échelle et qu'il n'en demeure, malgré sa compréhension et sa victoire sur son mentor, qu'un pion insignifiant. Le héros ressort ainsi épuisé et déçu de son expérience, mais à défaut d'avoir obtenu un pouvoir, il a acquis une connaissance du monde et de lui-même ; cette connaissance va lui permettre de se confronter à une réalité qu'il fuyait ou redoutait.
Les nouvelles rassemblées dans les recueils français Thanatopolis et Le Bout du monde s'inscrivent majoritairement dans ce schéma narratif — on notera par ailleurs qu'elles bénéficient d'excellentes traductions de William Desmond, qui rendent justice à l'écriture appliquée et flamboyante de Lucius Shepard.
Dans « Thanatopolis », une de ses nouvelles les plus abouties, Lucius Shepard prend au pied de la lettre le qualificatif de « musique du diable » attribué au rock'n'roll ; il y décrit l'apprentissage d'un jeune toxico new-yorkais auprès d'un compositeur de musiques dont la particularité est de transporter leur auditeur dans un autre monde, un monde dantesque. Cet apprentissage amène le héros à « voir les choses autrement », à comprendre les principes qui fragmentent une réalité sociale qu'il ne faisait que subir jusqu'alors. Cette nouvelle est suivie de « Frontière », où un jeune passeur mexicain goûte à une substance du désert dont le pouvoir est de transcender la réalité. La consommation de cette substance idéalise son amour et ses relations sexuelles avec une belle et riche américaine ; grâce à cela, il finit par prendre conscience de la vanité des illusions qu'il nourrissait envers le rêve américain. La nouvelle suivante, « Nomans Land », s'attaque à un marin échoué, un mythomane acharné, qui, contaminé par du venin d'araignée, va découvrir que ses mensonges ne valent rien face au mensonge plus grand que représente la réalité. Cette nouvelle pessimiste peut être interprétée comme une sanction à l'encontre de ceux qui refusent de voir la réalité. La nouvelle clôturant le recueil Thanatopolis, « Capitulation », s'éloigne du schéma type des précédentes, mais s'intéresse elle aussi à la thématique du mensonge. Par le biais d'une invasion de mutants issus d'expériences pharmaceutiques douteuses, Lucius Shepard matérialise la réalité du mensonge américain — « la pièce blanche » — dans son refus de reconnaître les exactions commises en Amérique Centrale.
« Le Bout du monde », récit éponyme au recueil qu'il ouvre, met en scène un écrivain paumé au fin fond du Guatemala qui pénètre dans une autre réalité après s'être adonné à un étrange jeu maya. Les pouvoirs qu'il acquiert dans cette réalité mystique vont lui permettre de prendre un nouveau départ dans sa vie. « La Figurine d'argile noire » dénote du reste des nouvelles. Lucius Shepard y tente, sans grand succès, l'exercice du conte pornographique dans le seul but de moquer une fois de plus le rêve américain et son idéal du couple. Retour à la thématique de la découverte d'un monde inconnu, avec « En Route pour la gloire » qui s'inscrit à juste titre dans l'imagerie de la conquête de l'Ouest. Le nouveau monde y prend forme, non dans le mythe de l'Amérique, mais dans un territoire mystérieux où convergent des forces cosmogoniques qui imposent des transformations à ceux qui la traversent. Lucius Shepard développe principalement dans cette nouvelle la notion de métamorphose nécessaire — le voyage, un thème cher à l'auteur, symbolisant cette métamorphose. Moins exotique, « La Vie de Bouddha » dévoile un fragment du quotidien d'un camé, homme de main d'un dealer de Detroit. La consommation excessive de drogue le conduit en rêve vers des horizons plus lumineux, mais lui permet également dans la réalité d'aider un ami à assumer sa sexualité ambiguë. Conclusion du recueil, « Un Tigre en bois », dont le titre synthétise le héros type de Shepard — à savoir une ébauche qui doit s'éveiller à la vie —, décrit de façon assez classique le réveil spirituel d'un espion américain suite à sa rencontre avec la réincarnation d'une déesse hindoue.
S'appuyant sur le passé de baroudeur de Lucius Shepard, un passé fortement marqué par la drogue, ces nouvelles reflètent ses déceptions et ses désillusions de quarantenaire à propos de la politique de son pays, de la vie de couple — la plupart de ses héros sortent d'un échec amoureux — et plus globalement sa résignation face à l'apathie de ses congénères. Ses textes mettent néanmoins en contrepoint d'une ambiance pessimiste et dépressive un encouragement à voir le monde différemment et une invitation à découvrir cette différence en soi, comme le comprend le marin perdu de « Nomans Land » : « Rechercher en soi les mondes à conquérir et les principes à renverser. »