Daniel ABRAHAM, Gardner DOZOIS, George R.R. MARTIN
BRAGELONNE
312pp - 20,00 €
Voilà un bien curieux livre, qui compte davantage d'auteurs que de personnages. Un roman minimaliste, dépourvu de toute pyrotechnie à grand spectacle mais très bien foutu. Une histoire limpide dont les péripéties coulent de source, emportant un héros d'une belle densité.
Ramon Espejo n'est pas un saint. Loin s'en faut. Prospecteur assez peu sociable qui, lorsqu'il rentre en ville, se saoule et bat volontiers sa femme. À l'occasion, il joue du couteau dans les bars, mais ce n'est pas un fieffé salaud, ni froid ni cynique. Le jour où il en croise un, ça fait des étincelles toutes rouges et l'autre se retrouve dans la ruelle, très occupé à retenir ses tripes. Le problème, c'est que c'était une grosse légume…
Ramon file donc fissa se mettre au vert dans le grand nord de ce monde depuis peu colonisé, le temps que les choses se calment en ville tout en caressant l'espoir de découvrir l'équivalent local du site de Fort McMurray. Au lieu de quoi, il tombe sur un nid d'aliens terrés au fond d'une montagne creuse.
Sur ces prémices, le roman va se dérouler, à la fois épuré et magistral. Petit à petit, tous les éléments vont trouver leur place dans le puzzle. Le récit a une très forte cohérence interne qui force l'évidence sans que l'intrigue soit pour autant téléphonée. C'est un texte qui retombe sur ses pattes avec la souplesse et l'élégance d'un chat. C'est beau comme une combinaison au jeu d'échecs. En fin de compte, c'est aussi une expérience esthétique qui se savoure.
Il est rarement aisé de faire la part de ce qui revient aux uns et aux autres au sein d'une collaboration littéraire sans recourir à l'analyse stylistique. À défaut d'un point de comparaison en ce qui concerne Daniel Abraham, traduit ici pour la première fois, faisons l'impasse. L'idée générale tourne autour du rapport à l'étranger. Un thème qui doit certainement beaucoup à Gardner Dozois et n'est pas sans évoquer ses romans naguère traduits chez Denoël (« PdF » et « Lunes d'encre »), Poison Bleu — également écrit en collaboration, mais avec George Alec Effinger — et L'Etrangère. L'entente avec l'autre nécessitant un minimum de volonté et d'efforts, non pas techniques mais éthiques. La science-fiction, à travers ce thème de l'extraterrestre, a une vocation toute particulière à mettre ce postulat à l'abri des contingences du monde contemporain. Martin est peut-être, lui, celui à qui revient la majeure part de la sculpture du personnage. Il a su faire preuve, entre autres dans La Geste de glace et de feu, d'une véritable capacité à forger des personnages profonds qu'il nous montre évoluant au fil des pages. On garde en mémoire Cersei, la reine incestueuse qui sombre dans la paranoïa, son frère Jaime qui, mutilé, chemine sur la voie de la rédemption, ou encore leur cadet, Tyrion, frappé de nanisme mais ne manquant ni de courage, ni d'honneur, ni d'intelligence. Le talent de George R. R. Martin en la matière n'est plus à établir.
Au final, la trajectoire de Ramon Espejo dans les contrées du septentrion s'apparente à une sorte de voyage initiatique au cours duquel la terrible confrontation née de la mise en abîme lui permettra de se découvrir tel qu'en lui-même, de répondre à une question essentielle et enfin, lui dictera la conduite idoine.
Quand on arrive au terme de la troisième partie et que l'on commence à songer au papier que l'on va écrire, on se dit que Le Chasseur et son ombre est un bon bouquin… Une fois qu'on l'a terminé, il a encore gagné de sérieux points supplémentaires. Le plaisir que l'on a pris à lire ce roman continue de croître plusieurs jours après qu'on l'a refermé, et plus on prend de recul pour le juger, plus il nous apparaît remarquable. En ces temps de productions pachydermiques que nous traversons, un roman aussi juste, sans une phrase de trop et où pas un mot ne manque, que ne grève nulle longueur ni lourdeur, est une aubaine rare. Sans nous abreuver d'un torrent de péripéties, l'action ne faiblit pourtant jamais et la tension ne cesse de croître inexorablement comme approche la fin. Et une fois la dernière page tournée, on reste admiratif.