L'édition du Club du Livre d'Anticipation portait en bandeau sur la jaquette de couverture « Le chef d'œuvre énorme de la science-fiction baroque », « une odyssée merveilleuse et terrifiante ! » ; les illustrations de Caza étaient « baroques » (dans la mesure où il usait de matériaux et techniques mixtes pour un même dessin) et bien datées du début des années 70. Jacques Chambon et Jean-Pierre Fontana signaient une longue préface bibliographique et critique, le même Jacques Chambon donnant plus tard un Livre d'or consacré à Vance. Au lieu de volumes séparés, la dernière édition en date est un énorme pavé qui regroupe les quatre épisodes de la série. (Heureuse et malheureuse initiative ; quatre en un, mais un bouquin lourd et fragile).
Une vedette d'exploration attaquée se pose en catastrophe sur la planète Tschaï. Adam Reith s'en tire, mais il est blessé et des indigènes s'emparent du véhicule. Adam se rétablit au sein de la communauté nomade des Kruthe où seuls ceux qui ont un emblème sont considérés. Il apprend la langue et le fait que la planète est « gouvernée » par quatre grandes « races » : les Chasch, les Dirdir, les Wankh et les Pnumes. Reith découvrira que chacune de ces ethnies a été importée de la Terre (ce qui justifie une foule de comportements).
Reith et le Kruthe qui l'a sauvé doivent fuir, ce dernier rompant ainsi avec ses traditions. Reith veut retrouver sa vedette. En chemin ils rencontrent un homme-Dirdir avec lequel ils vivront le reste de l'aventure avant d'intégrer à l'équipe une esclave des Pnumes. Après avoir cherché les moyens financiers de parvenir à leur fin et (dé)mystifié quelques puissants, l'équipe parviendra à repartir vers la Terre et l'histoire s'arrêtera là. Mais on aura compris que ce n'est pas cette arrivée au but, ce départ, enfin, vers Ithaque qui importe.
Si on considère le baroque comme la juxtaposition inattendue d'éléments disparates, il est indéniable que Tschaï relève du baroque. En effet, les quatre romans proposent des sociétés variées et, en leur sein, une infinité — ou presque — de personnalités et de comportements divers. Le tout est lié par la quête d'Adam Reith… qui forme une véritable Odyssée, proche à mon goût de celle de Lafferty — Les Chants de l'espace (Opta, « Galaxie bis »), qu'il serait bon de rééditer — , au moins par l'humour. On retrouve là l'ossature des grands Vance et l'impression que l'auteur travaille pour une agence de voyage ou rédige des comptes-rendus pour une autre « Planète fantôme » sous la responsabilité d'un ethno-sociologue.
La première question qui vient à l'esprit est la suivante : Vance se sert-il de ce qu'il connaît pour raconter ou raconte-t-il pour placer ses inventions ? Interrogation de pure forme, sans doute, eu égard au plaisir que procure la lecture, mais pas gratuite si l'on pense à toutes les inventions vancéennes. Je répondrai que l'Amérique depuis laquelle écrit Vance (son cadre habituel, même s'il rédigeait souvent ses textes lors de séjours à l'étranger) lui offre la multitude de comportements suffisante à détourner ou décaler. Mais, surtout, l'auteur doit fonctionner comme ses personnages et nécessiter un écran pour supporter la réalité. On notera à ce propos que l'humour et un certain détachement président aux aventures de Reith. Ce personnage n'est, à mon sens, aucunement crédible ou vraisemblable et cela n'a aucune importance : ce qui importe, c'est l'exotisme — des décors comme des individus — et le comportement iconoclaste, interventionniste du héros qui, une fois la surprise du dépaysement dépassée, impose son humanité aux autres qui ne demandaient rien et souvent ne savent que faire de leur liberté recouvrée. On remarquera que c'est toujours à cause d'une femme que les choses changent. Il me semble que l'on doit pouvoir trouver des traces de misogynie dans d'autres textes de Vance — l'écriture de Tschaï est antérieure au « Women's lib » — mais je pense que c'est une misogynie étatsunienne qui relève de l'éducation rooseveltienne, du bien-pensant (il n'est qu'à voir comment les relations de couple sont abordées). Dans le même temps, il me semble percevoir dans la dernière partie une forte condamnation de la pédophilie.
Voilà sans doute expliqué le baroque de Vance comme mélange des éléments protecteurs nécessaires à l'auteur et des obligations culturelles et sociales de son temps. Peut-être une manière insidieuse de se montrer critique.