II y a encore quelques jours — deux, précisément — , je m'apprêtai à sacrifier au rituel classique et trimestriel dit de la « lecture plus critique dans Bifrost des dernières Annales du Disque-monde », à savoir le onzième tome, avec ce qu'il faut bien se résoudre à appeler une certaine lassitude, pour ne pas dire une lassitude certaine. Ainsi, l'œil soupçonneux, lorgnais-je en direction de ce gros bouquin (près de 400 pages, tout de même !), ne cessant de me répéter (je cite de mémoire) : bof, encore un Pratchett, encore ces sempiternelles dérives humouristico-fantasystes, sans compter que les deux derniers Disque-monde étaient plus que moyens… Bref, côté motivation c'était plutôt zéro, d'autant que, pour une fois, la couverture de Kirby me semblait nettement moins attractive que les précédentes.
C'est ici qu'il me faut remercier ma maman qui, en sainte femme qu'elle est, m'a appris faire mes devoirs de façon un tant soit peu régulière et à ne pas trop écouter cette petite voix qui ne sait dire qu'une chose : « laisse tomber, prends une bière, fous toi dans le canapé et mate Brazil ». Parce que si ce Pratchett-là, ce Faucheur, n'est pas à ce jour le meilleur Pratchett qu'il nous fut donné de lire, il y ressemble et de beaucoup.
Ici, et à l'instar de la plupart des bouquins de notre auteur, le canevas scénaristique de base est on ne peut plus simple. Les émissaires d'Azraël (l'entité suprême de l'Univers, « l'Un en Tout, le Tout en Un », etc, etc, pour citer le maître de Providence) reprochent à la Mort d'avoir développé une personnalité, chose qui, en tant que Puissance au service de l'Équilibre, lui est formellement interdit. Du coup la Mort fait tout simplement virer, propulsé au rang de simple mortel (« car il est d'étranges éons cours desquels la mort même peut mourir », etc., etc., pour citer le même). Résultat, le temps que tout se remette en place et qu'on trouve un remplaçant à la Mort, c'est le bordel (un scénario qui n'est pas sans rappeler celui du film Death takes a holiday, un classique de 1934 en cours d'adaptation chez Universal). C'est sur cette histoire de base, vue et revue, que Pratchett va développer ce type de récit en lignes brisées, ces doubles, triples voire quadruples narrations croisées dont il a le secret. Avec toujours autant d'humour, de visions complètement délirantes qui, mine de rien, sont incroyablement riches en réflexions beaucoup plus profondes qu'il n'y paraît — cette dernière particularité étant ici encore plus flagrante qu'ailleurs.
Avec Le Faucheur, Pratchett abord le plus grave sujet qui soit, celui qui, en définitive, les englobes tous : la mort. Et le bougre le fait avec un réel bonheur ! Humour et dérision sont inévitablement au rendez-vous, mais aussi, ce qui est moins habituel, une profonde sensibilité. Car quand Pratchett parle de la mort c'est avant tout pour nous révéler la vie, une vie de rire, de découverte, d'amour (si si !). On savait de cet auteur qu'il était doué, amusant, cynique et aussi parfois inégal (mais quel auteur ne l'est pas ?). Avec ce nouveau roman on peut désormais affirmer autre chose : Pratchett a ici atteint sa pleine maturité d'écrivain.