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Les critiques de Bifrost

Le Graal de fer

Le Graal de fer

Robert HOLDSTOCK
POCKET
8,40 €

Bifrost n° 34

Critique parue en avril 2004 dans Bifrost n° 34

Le Pré aux Clercs nous livre tout frais la seconde partie du « Codex Merlin » de Robert Holdstock, Le Graal de Fer, et annonce pour l'an prochain le troisième volet : The Broken Kings. C'est pas humain, ça : douze mois, c'est long ! D'autant que vous allez dévorer cet opus en moins de deux, ce qui vous fera encore plus de temps à attendre…

Nous avions laissé Jason mourant à Dodone, victime d'un coup de lance de son fils Thesokorus, juste après qu'il ait découvert que Médée s'est contentée de cacher ses enfants à travers le Temps, au lieu de les assassiner, et qu'elle les a élevés dans la haine de son nom. Merlin, lui, était en route pour Alba, à bord d'un esprit-écho d'Argo, le légendaire navire de Jason, dont Celtika nous avait raconté la reconstruction, et le premier périple de Pohjola aux Thermopyles sous l'égide de Mielikki.

Nous retrouvons l'Enchanteur à Taurovinda, accueilli de funeste manière par « Les Trois de Sinistre Présage », dont la prophétie est aussi obscure que peu rassurante : « Trois reviennent, qui te sont une menace. Une quatrième est déjà là, qui se cache ». En attendant le retour d'Urtha, il ramène de l'Autre Monde Kymon et Munda, les deux enfants du chef Cornovidi.

Ce dernier, le premier des Trois, à peine remis de son combat avec le traître Cunomaglos, fait route vers son royaume. Il le découvre envahi par les habitants du Pays Fantôme. La lutte sera d'autant plus âpre que Taurovinda a été construite sur un ancien territoire appartenant aux morts et à ceux-à-naître. Derrière les tensions qui se manifestent dans le camp des Ombres se dessinent les machinations obscures de Médée, qui n'hésite pas à retenir Merlin dans ses illusions enchanteresses au moment où Urtha aurait besoin de lui. Pire encore, si Kymon soutient son père, Munda, sous l'influence de Niiv, qui poursuit toujours Merlin de ses assiduités, se rebelle davantage à mesure que se développe son Talent de Clairvoyance. Elle cherche également à rejoindre dans l'Autre Monde son ancien compagnon de jeu, le Petit Rêveur.

Deuxième à revenir, Jason, à bord de l'Argo — ce dernier venant compléter le trio —, poursuit sa Quête. Il a juré de se venger de Merlin et de retrouver son plus jeune fils, Kinos, qui, selon l'oracle d'Arkamon, « se trouve entre les murailles battues par les flots et règne sur son monde, bien qu'il l'ignore ». Supposant que ce royaume est celui qui s'étend au-delà de la Sinueuse, Jason a décidé de rallier Alba. Il est devenu, rejoignant le destin de son fils, un Homme Perverti, puisqu'il commerce avec la Mort : pour compléter son équipage, il a en effet fait appel à six des Argonautes originels en utilisant les « kolossoï », risquant le paradoxe temporel…

Voici donc rassemblés de nouveau les héros de la première Quête, que leurs intérêts respectifs vont emmener au Pays Fantôme. C'est une seconde — ou plutôt une troisième — Odyssée qui commence, avec ses épisodes-clés, ses Iles aux noms évocateurs, sa consultation des héros disparus, ses sirènes, bref, toute la panoplie inlassablement renouvelée par le génie de Holdstock, jamais vraiment éloigné de ses modèles mythiques, et pourtant toujours original.

Je vous laisse découvrir l'issue de ce périple, aux méandres si complexes qu'ils frôlent parfois l'ésotérisme. Ainsi, les trois îles aux aspects éminemment symboliques, habitées par autant de « fantômes » de Kinos suscités par Médée, sont à elles seules presque trop riches de sens pour éviter que le sens du destin et de la Quête personnelle du Petit Rêveur ne se perde finalement dans une surcharge de significations. La destinée de Merlin se complexifie elle aussi, puisque Mielikki lui révèle qu'il est depuis toujours lié à l'Argo, qui sera son tombeau à la Fin des temps.

Mieux vaut relire Celtika avant de se plonger dans Le Graal de Fer, car l'auteur ne se perd pas en rappel des événements antérieurs : les deux parties s'enchaînent comme deux simples chapitres. Cette économie met en relief, a contrario, certains épisodes, comme le subterfuge de Médée, dont le récit est répété jusqu'à plus soif. Ils prennent ainsi une valeur particulière, comme s'ils étaient une extension à la dimension du roman des vers qui reviennent périodiquement dans un poème épique, pour faciliter le travail de mémorisation de l'aède. Il faut être Holdstock, pas de doute, pour se permettre une telle figure d'écriture.

La lecture révèle également que le mélange gréco-celtique qui avait fait le charme du premier volet laisse place à une simple cohabitation des univers : les deux mythologies ne fusionnent plus. Toute la première partie du roman se concentre sur la reconquête de Taurovinda : on est en pleine geste celtique. L'irruption d'Argo sur le champ de bataille, faisant fuir les Ombres, illustre bien la manière dont l'esprit grec tranche dans le récit celte et vient modifier le fil des événements. À partir de ce moment, on renoue avec l'esprit et le style homérique.

Au premier abord, on se dit qu'il s'agit d'une faiblesse. À la lecture de la postface, pourtant, on comprend que cet effet est recherché, maîtrisé et porteur de sens. L'auteur donne en effet succinctement les éléments socio-historiques qui pourraient constituer la trame du « Codex Merlin », histoire de dire que non seulement son récit est magnifique, mais qu'il pourrait aussi être ethnologiquement pertinent. La rupture entre les deux univers mythiques vient alors croiser celle des civilisations, et leurs relations se superposent aux destinées historiques des peuples. Un tel niveau de maîtrise, qui transcende le simple jeu littéraire, force l'admiration.

À lire, assurément.

Sylvie BURIGANA

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