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Les critiques de Bifrost

Le Jardin de Suldrun

Le Jardin de Suldrun

Jack VANCE
FOLIO
730pp - 12,40 €

Bifrost HS2 : Les univers de Jack Vance

Critique parue en septembre 2003 dans Bifrost HS2 : Les univers de Jack Vance

[Critique commune à Le Jardin de Suldrun, La Perle Verte et Madouc.]

Le cycle de Lyonesse est un mélange de conte de fées, de chronique historique et de fantasy à la sauce vancéenne, qui nous entraîne dans l'univers complexe des Isles Anciennes et deux générations de la famille royale de Lyonesse, en une sorte de prélude au cycle arthurien.

Le jardin de Suldrun, premier volume de la série, s'ouvre comme un conte de fées, avec l'histoire d'une princesse mélancolique, fille du roi Casmir et de la reine Sollace, qui trouve refuge dans son jardin secret avant d'y être définitivement enfermée par son père pour avoir refusé un mariage politique avec le seigneur Carfilhiot. Elle y rencontre son Prince Charmant, Aillas, qui échoue sur la rive après avoir échappé à une tentative d'assassinat. Son cousin Trewan a voulu en effet profiter d'une mission en mer pour se débarrasser de son rival à la succession au trône du Troicinet. La suite du roman présente les aventures parallèles d'Aillas, décidé à se venger de Casmir et de Trewan, et celles de Dhrun, le fils de Suldrun et Aillas, que les fées renvoient au monde des humains, et qui part à la recherche de ses parents affublé d'un « mordret » de sept ans de malchance, lancé par un lutin mauvais plaisant… Ces quêtes finiront par culminer en une résolution qui engendre la création d'une perle verte, bientôt avalée par un turbot.

La Perle verte, justement, est un récit complexe sur le plan politique, dans lequel s'opposent Lyonesse et le Troicinet, avec force espionnage, contre-espionnage, alliances et trahisons. Aillas commence par se venger des Skas, en faisant cesser, voire régresser, leur expansion, et en soumettant la princesse Tatzel, dont l'attitude l'avait fasciné et répugné du temps où il était serviteur au château Sank. Pendant qu'Aillas pacifie son royaume, et l'étend jusqu'à l'Ufland du Sud, la perfidie du roi Casmir se précise…

Si la toute fin du second volume verse dans le genre « conte de fées » un rien mièvre — d'autant que l'idée du monde parallèle n'est pas développée avec beaucoup d'originalité — , la dernière partie du cycle se présente davantage comme une tragédie « avec péripétie et reconnaissance », sur le modèle classique du genre.

Madouc, la fille supposée de Casmir, que tout le monde considère comme une « bâtarde » depuis que quelques indiscrétions ont été commises, est une enfant indisciplinée, que ses talents de fée conduisent à quelques tours pendables, rendant le début du texte assez drôle. Lorsqu'elle part à la recherche de son « parage », accompagnée de Sire Pompon, un palefrenier qu'elle a ainsi baptisé, le ton devient proprement donquichottesque : Sire Pompon est en effet en quête du Saint Graal, tandis que leur compagnon de route, Travante, essaie de retrouver sa jeunesse, qu'il a perdue par mégarde. Les diverses incursions qu'ils font à Fort Thripsey, le domaine des fées, révèlent quant à elles un univers qui appartient en plein au nonsense. Cependant, derrière cette façade comique, la tragédie reste omniprésente, illustrée par le destin cruel de Sire Pompon, victime de l'injustice des puissants, par l'ombre permanente du destin de Suldrun, qui a présidé à toutes ces aventures, ou encore par la prophétie qui concerne Drhun, et sur laquelle Madouc ne cesse de revenir.

La fin du triptyque — malheureusement un peu précipitée — insère cette épopée dans la tradition arthurienne, puisqu'Aillas fait transférer la capitale des Isles Anciennes à Avallon, d'où vient, on s'en souvient, l'épée Excalibur, garantissant la bonne entente du roi Arthur avec le monde des fées. Il y fait également transporter la Cairbra an Meadhan, qui servira de modèle à la Table Ronde que Merlin offrira au souverain de Carduel. Vance propose même une explication nouvelle à la disparition d'Ys la légendaire, en introduisant au dernier moment une lutte entre Murgen et un mystérieux personnage, Xabiste — ce qui ne va pas sans une certaine confusion.

Le cycle est passionnant. Vance peut y laisser libre cours à sa créativité, même si elle nuit de temps en temps à la clarté du propos. Certaines des machinations politiques sont en effet à double ou triple détente, et les factions si nombreuses que l'on s'y emmêle quelque peu les neurones. D'autre part, certaines choses ne sont pas développées, ou bien semblent, et bien des questions restent sans réponse à la fin du roman, ce qui est assez frustrant…

En revanche, ce qui est remarquable, c'est combien on boit et on mange chez Vance. Le récit est émaillé de haltes dans des auberges et de banquets, dont les menus nous sont donnés avec force détails. Les plats sont d'ailleurs tout aussi exotiques que le décor, et toujours mis en relation de manière pertinente avec la culture des habitants. On rêve d'une étude sur l'art culinaire des mondes vancéens. L'auteur retrouve ici une tradition proprement moyenâgeuse de l'écriture, que l'on pourrait qualifier, après Bakhtine, d'esthétique grotesque, où le corps et ses fonctions vitales occupent la place qui leur revient. Oserait-on dire qu'il y a quelque chose de rabelaisien chez Vance ? Certainement, si l'on veut bien considérer la peinture peu flatteuse qu'il fait de la personnalité du Père Humphred, à la fois dévoré d'ambition, vicieux, cupide, libidineux et lâche, exactement dans la veine des moines décrits par les texte populaires du Moyen Âge et de la Renaissance.

L'écriture « merveilleuse » de Vance trouve son couronnement dans la citadelle de Fort Thripsey, véritable « Autre côté du miroir », gouverné de manière délirante par Throbius. Le monde des fées n'est pas chez lui un simple décor conventionnel : il est profondément en dehors des normes humaines. Sa légèreté fait toujours sourire, et souvent envie. Car les retours récurrents à Thripsey ne sont pas de simples artifices de fantasy : le gouvernement de Throbius sert discrètement mais certainement de miroir inversé au gouvernement des hommes, à celui de Casmir en particulier. À la folie comique du roi des fées, qui punit Falaël du mordret lancé à Drhun en lui jetant un sort de démangeaison de sept ans, répond la folie meurtrière de Casmir assassinant ses espions et même ses proches. De même, l'obsession du roi de Lyonesse envers l'enfant de Suldrun — qui n'est fondée que sur des mobiles politiques — s'oppose à la totale indifférence de Twisk pour l'identité du père de Madouc, et même pour le destin de celle-ci, encore qu'elle sache lui venir en aide quand il le faut… Les correspondances antithétiques de ce genre sont nombreuses.

Deux mondes s'opposent donc, et la fin voit l'échec de celui de Casmir. On peut même dire que l'auteur fait ouvertement le choix de celui des fées, car, au banquet final, autour de la table sont réunis, outre Aillas, Shimrod — magicien et amant de la fée Twisk — , Twisk elle-même, Madouc, qui est une hafelin, et Drhun, qui a passé son enfance à Fort Thripsey. C'est dire que les gouvernants de demain seront fortement inspirés de l'esprit du shee — celui des fées.

Trilogie palpitante, donc, où Vance donne la mesure de son talent. Lyonesse n'est pourtant pas un livre-univers, définitivement : malgré les introductions historiques et les glossaires que l'auteur introduit — pour les abandonner rapidement, d'ailleurs —, ce monde ne prend pas réellement corps : il reste irrémédiablement imaginaire. Et pourtant, cela n'entre pas en contradiction avec l'intérêt du récit ; au contraire, Vance tient le lecteur par la seule force de son écriture romanesque, sans recourir aux artifices du paratexte, et le roman y acquière une qualité littéraire et esthétique particulière. Vance croit suffisamment en son monde pour nous le rendre crédible, mais reste toujours conscient de la marge qu'il doit maintenir avec le monde réel. C'est l'art délicat de l'écrivain : savoir créer la « suspension d'incrédulité » pendant le temps de la lecture, sans pour cela nous faire jouer — ou jouer lui-même — les Don Quichotte. Comme l'aurait dit Flaubert, pouvoir faire « un livre sur rien », qui tienne par la seule force de son style.

À consommer sans modération, donc.

Sylvie BURIGANA

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