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Les critiques de Bifrost

Critique parue en avril 2003 dans Bifrost n° 30

Melancholy Cove, petite bourgade paumée de la côte est américaine. Son bar tristounet, sa plage en longueur et langueur, ses petites magouilles mesquines, ses habitants réglés sur le rythme des saisons touristiques, son flic médiocre, sinon minable, enfumé au hasch du matin au soir…

Bref, de quoi se dire que nous nous trouvons dans un bouquin de Russel Banks.

Et voici Valérie Riordan, la psy névrosée du bled qui, parce que l'une de ses clientes se suicide, suspend les traitements neuroleptiques, Prozac et autres pilules aux couleurs du rêve, de l'ensemble de ses patients (soit un bon quart de la population de Melancholy Cove). D'où une ambiance quelque peu délétère qui se répand dans la petite bourgade…

On glisse en douceur de Banks à Woody Allen.

D'autant que, depuis la nuit dernière, aux environs des deux heures du matin, pour être précis, les habitants de Melancholy Cove semblent ne plus penser qu'à une chose : baiser et baiser encore. Jusqu'à la propre secrétaire de Valérie Riordan, qui passe son temps à « se polir l'hibiscus pendant les heures de bureau ». C'est le bordel, tout se dérègle, la petite bourgade part en couille, un dérapage que nous suivons au travers de divers personnages, points de vues croisés en touches impressionnistes dans ce roman mosaïque à la croisée des genres (nous voici désormais chez l'Altman de Short cuts).

Il y a Théo, disions-nous, le flic fumeur de joints, et la psy Valérie. Certes. Mais il y aussi HP, un restaurateur bizarre, manière d'incarnation lovecraftienne ; la belle Molly, ancienne actrice de films de série Z post-apocalyptiques, gentiment dingue et qui se balade en bikini de cuir l'épée en main ; Catfish, un bluesman de talent, personnage dual condamné à être malheureux pour conserver son art, c'est à dire le blues ; Mavis, serveuse bioionique au langage fleuri mais au cœur tendre ; Gabe, le biologiste rêveur et asocial ; Skinner, son chien (qui appelle son maître Visage Pal en hommage à la nourriture qu'il lui donne) ; et puis, surtout, d'abord, il y a Steve…

C'est à lui qu'on doit la libido exacerbée des habitants de Melancholy Cove, l'explosion d'un camion-citerne (femelle !) en plein centre-ville, les disparitions répétées et inexpliquées de certains habitants, la migration nocturne de tous les rats de la ville… Il faut dire que Steve, c'est pas n'importe qui. Pensez donc : il a 5000 ans et c'est le dernier représentant d'une espèce communément appelée dragon. Et puis il est pas vraiment de bonne humeur : il a faim et une furieuse envie de baiser (comprenez-le : il vient de se réveiller d'un sommeil long de cinquante ans). Autant dire que ça va chier…

Le Lézard lubrique de Melancholy Cove est un livre inclassable, d'une formidable humanité, d'une drôlerie exceptionnelle et d'un cynisme féroce. Un livre comme on aimerait en lire plus souvent, qui emprunte à tous les genres pour finalement les transcender, jouer de leurs codes et s'asseoir dessus avec bonheur. On achève sa lecture le sourire aux lèvres, avec pour unique envie, pour ceux qui, comme moi, n'avaient jamais lu Christopher Moore, de courir chez son libraire pour acheter Blues de coyote et La Vestale à paillettes d'alualu, les deux premiers romans de l'auteur publiés dans la même collection. Incontournable.

Olivier GIRARD

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