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Les critiques de Bifrost

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

Sylvie BURIGANA

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