Jack des Ombres est un voleur. Mais si son nom fait frémir, c'est qu'il est aussi le Maître des Ombres, une des Puissances sur la Face Nocturne de la Terre, une planète désormais figée. La magie gouverne ce demi-monde à l'opposé de la Face Diurne où domine la technologie.
Dans ces ténèbres règnent des Seigneurs féodaux, tirant l'essentiel de leur pouvoir de leur territoire. S'aventurer hors de ses terres, c'est donc s'exposer pour chacun de ces Dieux humains aux sortilèges d'une autre Puissance.
Jack constitue une exception. Il ne possède pas de royaume. Là où surgit l'ombre réside son pouvoir et c'est pourquoi il se réfugie dans une zone intermédiaire, la Frange Crépusculaire. Parfois, au sommet d'une montagne, il rejoint son unique ami, Etoile du Matin, un sphinx ailé cloué à la roche en attente du lever de soleil qui le délivrerait.
À l'instar d'un Cugel l'Astucieux dans le roman éponyme écrit quelques années plus tôt par Jack Vance, notre héros s'attire au début du récit les foudres d'un ennemi redoutable en tentant de lui dérober quelque joyau précieux. Mal lui en prend, car il est exécuté dans la foulée, sans doute une réminiscence du Monde des Non-A de A. E. Van Vogt.
Mais qu'importe : les Puissances comme les chats ont plus d'une vie à leur disposition, même si pour renaître il faut en passer par la Fosse aux Immondices.
Le thème de la vengeance devient dès lors le fil conducteur du récit, toujours comme dans le roman de Jack Vance.
Là cependant s'arrête la comparaison. À l'extravagance des aventures dépeintes dans Cugel l'Astucieux, l'auteur du cycle d'Ambre oppose la sombre volonté d'un démiurge. Jack ne se satisfait pas de l'ordre du monde. Le Maître des ombres emprunte à la fois aux cycles hindous de la création et de la destruction, à Prométhée, autre fameux voleur, et à Platon également.
En effet, Jack ressemble fortement à ce Cavernicole qui pressent l'existence d'une autre Réalité. À la différence d'ailleurs qu'il y opère de fréquentes excursions et se bâtit une solide réputation d'enseignant sur la Face Diurne.
Le passage d'un monde à un autre est une thématique récurrente de l'œuvre de Zelazny, en particulier dans la série des Princes d'Ambre. Mais elle traduit aussi l'ambivalence de l'être humain, le partage entre cœur et raison, le dieu caché en certains êtres.
Jack est enfin celui qui brise l'harmonie de l'univers, qui introduit un Chaos source d'un nouvel équilibre.
Le choix romanesque d'un personnage évoluant dans un monde de pénombre se révèle alors doublement payant.
Un choix conceptuel en premier lieu. Tout procède de l'ombre : la naissance du monde, la soif de connaissance, le pressentiment d'une autre réalité, ce qui sommeille en nous, et plus encore la liberté. L'ombre reste insaisissable.
Mais ce choix est également d'ordre esthétique et inscrit ce récit dans une tradition fantastique. L'ombre, amie ou double de l'homme (comme dans La Merveilleuse histoire de Pierre Schlémihl ou L’Homme qui a perdu son ombre d'Adelbert von Chamisso), prend dans l'œuvre de Zelazny une dimension et une autonomie inquiétantes, à l'image des films de Tourneur (La Féline) ou de Murnau.
On a souvent critiqué la minceur du Maître des ombres au regard de l'univers mis en place, et plus généralement l'absence d'organisation des romans de Zelazny. Or Marcel Thaon, dans la préface au « Livre d'Or » qu'il lui a consacré, précise que Zelazny, comme Hemingway, procédait délibérément par omission (l'univers est plus grand que le livre). On ne sait pas pourquoi la Terre s'est arrêtée de tourner, les motivations de Jack nous échappent parfois, celui-ci, comme le Elric de Moorcock, semble dominé par son Pouvoir…
Qu'importe au regard de la rapidité et de la beauté de l'écriture, de la force des personnages.
Historiquement, Roger Zelazny est connu pour avoir réintroduit les mythologies égyptiennes, hindoues ou grecques dans la littérature de science-fiction. Dans ce roman, il y ajoute la sienne propre avec ce héros sombre, impénétrable tel L'Etranger de Camus.