Garry KILWORTH
MNÉMOS
356pp - 22,00 €
Critique parue en janvier 2007 dans Bifrost n° 45
On a beau baigner dans les mers chaudes d'une antiquité mythique, avec dieux, héros musclés et prodiges de rigueur, Le Manteau des étoiles n'est pas ce qu'il parait. Oubliez Ithaque (quoique…), direction la Polynésie.
Au-delà de mers plus ignorées vivent les hommes du Peuple des vents, qui ne jurent que par les exploits guerriers (un peu) et les explorations (beaucoup). C'est par une de ces expéditions que s'ouvre le roman. Au bout d'une longue chasse au poulpe, des pêcheurs polynésiens tombent sur une île brumeuse où les hommes ont la peau blanche et les cheveux carmin. Les pêcheurs capturent deux spécimens — un homme, une femme —, qu'ils ramènent sur leur île paradisiaque de Raiatea. Dès lors, les deux étrangers, intégrés de force, n'auront de cesse de se mêler (volontairement ou non) aux affaires de la communauté…
La grande affaire du roman (de tous les romans ?), c'est la mort. Vicissitude classique : le roi défunt, deux fils se disputent l'héritage. Pour éviter un bain de sang, Tangiia, le cadet, s'exile avec une partie de la tribu. L'aîné, Tutapu, qui veut dormir tranquille, lève une flotte pour liquider le danger potentiel que représentent les fuyards. Au fil d'une navigation qu'on imagine ponctuée de nombreux écueils et merveilles, Tangiia, par sa passion et sa détermination, rend peu à peu possible, prégnante, son utopie d'un paradis lointain.
La plume fertile de Garry Kilworth s'est illustrée dans de nombreux ouvrages de S-F et fantasy, dont une part infime a été traduite en français. Récemment, on se souvient d'avoir lu La Compagnie des fées (réédité chez Terre de Brume) et surtout « L'Arbre aux épines » (un World Fantasy Award publié dans la petite anthologie Aventures lointaines n°2, chez Denoël en avril 2000), novella coécrite avec l'excellent Robert Holdstock (ne ratez pas La Chair et l'ombre, tout juste paru chez Denoël « Lunes d'encre », qui sera critiqué dans notre pochaine livraison). Dans ce dépaysant récit d'aventure mâtiné de tragédie, Kilworth applique ou anticipe la recette que Holdstock, justement, avait concoctée pour son Codex Merlin (le Pré aux clercs et Pocket) : le choc des cultures, la fusion des imaginaires. Celte et grec pour Holdstock ; celte, polynésien… et grec, pour Kilworth.
Le cycle des Rois navigateurs, c'est d'abord un background, avec juste ce qu'il faut d'ensoleillé, de sensuel, d'exotique ; c'est aussi la découverte progressive du peuple polynésien, ses mythes, ses mœurs, son folklore, le tout décrit et illustré minutieusement, de manière amusante et savante ; c'est surtout une galerie de personnages puissamment incarnés, figures humaines, divines, ou semi divines : Maui le rusé, Seumas le Picte, Maomao le Vent, Tangaroa l'Océan, Nangananga, déesse du Châtiment qui attend les célibataires à l'entrée du pays des morts pour les dévorer… On se croirait presque au seuil de l'Hadès, ou sous les portes de Troie, ou en quête de la Toison d'or. Le parallèle avec les équipées de Jason ou d'Ulysse est assez pertinent : comme chez Homère, les héros de Kilworth se retrouvent à caboter dans un univers aux contours troubles, entre des îles remplies de géants fous, d'oiseaux cannibales et de fées lubriques — jouets de forces qui les dépassent. Grâce à une intrigue convenue, Garry Kilworth mène sa barque sans peine : on se laisse entraîner plutôt de bonne grâce. Il faut juste passer outre les quelques longueurs du début, quelques fantaisies du traducteur (j'ai relevé notamment un « hypothermique » et un « kebab » !) ainsi que plusieurs temps faibles pas toujours très bien maîtrisés.
Sans avoir le charme d'un Corto Maltese, ou la petite musique d'un Le Clézio (voir le récent Raga, approche d'un continent invisible), voilà une fantasy qui affirme suffisamment sa différence pour mériter plus qu'un coup d'œil blasé. À suivre…