Deuxième essai, premier coup de maître. Comme dans Le Vent de nulle part, une modification climatique majeure — tempêtes solaires, grandes chaleurs, montées des eaux — bouleverse les modes de vie. Cette fois, c’est l’eau — infestée d’alligators — qui recouvre les terres — où rampent les basilics —, soumises au climat tropical. Ballard excelle à nous faire voir, et sentir, ces lagons écrasés de chaleur, cette moiteur, cette flore gigantesque, ce contraste entre la civilisation déchue et la luxuriante végétation, cette Europe d’après la pluie humide, brûlante et surréaliste.
Kerans, biologiste, est censé étudier les nouvelles formes de vie qui se développent dans ces conditions particulières, mais ni l’auteur, ni, selon toute vraisemblance, le personnage, ne s’intéressent à une vie qu’ils savent transitoire, simple zone de transit temporel vers un environnement « radicalement nouveau, doté de ses propres paysages et logique internes, où les anciens modes de pensée ne constitueraient aucun fardeau ». Si dans Le Vent de nulle part ceux qui ne luttaient pas pour leur survie se jetaient littéralement dans le vide, Kerans, lui, guère préoccupé de rejoindre le nord salvateur aux températures plus clémentes, s’adapte avec la langueur des rêves à ce retour à l’ère triassique, au règne des reptiles. Le regard tourné vers le sud surchauffé, vers les « berges perdues mais à jamais tentantes du paradis amniotique », Kerans remonte le fleuve génétique de la forêt fantasmagorique, en quête du soleil archaïque qui pulse dans son crâne, comme Marlow remontait le Mékong dans Au cœur des ténèbres. Il y rencontre même un faux Kurtz, le flibustier dandy nommé Strangman, l’homme aux alligators. Mais le visionnaire, ici, l’homme qui se laisse engloutir par la jungle primitive et sauvage, c’est Kerans, dont la folie terminale confère au roman une puissance onirique et hallucinatoire que seule La Forêt de cristal saura égaler.