Nous sommes au huitième siècle de l’Hégire, notre xive siècle. « Du golfe Persique à la mer Rouge, des côtes de l’Arabie Heureuse à celles de la Méditerranée » : c’est ce domaine que va parcourir Kemal, qu’Allah (ou Iblis ?) a nanti d’un don de voyance. Il voit trop loin sans doute : la guerre du Golfe, la révolution iranienne, la peste de Marseille, le siège de Malte par les Ottomans. Il ne peut pas prouver son don — en tout cas au début. Car chacune de ses visions successives se rapproche du présent, et le jour viendra où les deux flots, celui de sa voyance qui s’écoule vers l’amont et celui de sa vie qui s’écoule vers l’aval, se rencontreront, au prix d’inévitables remous. C’est à Tunis qu’il achèvera sa destinée et marquera celle du vizir Fares qui vient d’envahir la ville. Kemal a prédit que les huit enfants du conquérant périront, et ce dernier n’aura de cesse, par tous les moyens, de déjouer cette prophétie. Ou du moins d’essayer…
Une confession : je voue un culte au couple Rémy. Dans mon opinion, ce sont des lapidaires, plus que des écrivains. Ils façonnent leurs textes rares, ils les polissent, ils leur donnent un brillant auquel peu parviennent. J’ai dit « rares » ; de fait, les Rémy ont donné trois romans, de 1968 à 1978, et quelques nouvelles. Deux de ces romans, Les Soldats de la mer et La Maison du cygne, figurent, je crois, parmi les plus belles réussites de l’Imaginaire francophone, « Imaginaire » au sens le plus large, qui dépasse les genres et englobe des auteurs tels Gracq, Tournier et Le Clézio. C’est dire si j’attendais avec impatience ce livre inédit, composé de deux longs récits se faisant suite. On peut y voir un roman siamois ou un recueil au plus bref des sommaires possibles.
On est loin de la manière habituelle de la fantasy, malgré les incursions du surnaturel : prophéties avérées, certes, glissements temporels, en quelque sorte, fantômes, entraperçus… Les atours arabisants, bien entendu, peuvent renvoyer aux Mille et une nuits, mais les visions de Kemal nous rappellent qu’il s’agit d’une légende moderne (même si les Rémy écrivent naphte au lieu de pétrole). Et le style, ciselé, n’a pas grand-chose à voir avec le tout-venant de la BCF.
Oui, c’est une fable, aussi belle que sombre. On en lit peu de cette eau.