Lorsque paraît ce premier roman, en 1998, China Miéville est encore un débutant. À peine une poignée de nouvelles publiées. Mais toutefois, un parcours personnel qui le singularise déjà, avec notamment un engagement politique très marqué, et une passion pour la drum’n’bass. Deux aspects de sa vie qui vont se retrouver, à des degrés divers, au centre de cette œuvre de jeunesse.
Pour Saul Garamond, tout commence à Londres, un soir. Fatigué par de longues heures de train, il va directement se coucher, sans réveiller son père qu'il voit somnoler devant la télévision. À six heures du matin la police force l'entrée de son domicile, le tire du lit et l'arrête. Dans le salon, la fenêtre est brisée et au bas de l'immeuble, démembré par le choc de la chute, gît le vieil homme.
Immédiatement soupçonné de l'avoir défenestré, Saul est placé en garde à vue aux fins d'interrogatoire. On sait qu'il avait avec son père des rapports houleux. Les premières heures de sa captivité lui laissent tout le temps pour revenir sur leur relation père/fils qui s'était lentement délitée avec l'âge. Saul s'enfonçant dans l'indolence des espoirs déçus de la génération post-Thatcher, et le vieux syndicaliste candide se calcifiant autour des souvenirs des combats anciens et du morne constat de leur inutilité future.
C'est alors que se matérialise, dans la cellule où Saul est retenu, un étrange clochard. Son visage accroche l'ombre avec obstination, il pue les ordures et l'humidité, mais ses loques crasseuses, son grand manteau noir et ses rangers crottées le font ressembler à un seigneur de guerre. Un seigneur de la guerre urbaine. Lorsqu'il s'adresse à Saul, c'est par le truchement d'un chuchotement rauque qui semble venir de nulle part et explose littéralement aux oreilles du jeune homme. L'intrus se présente comme le roi des rats et lui révèle qu'il est son oncle. Il est venu ce soir, a déjoué l'attention des policiers en faction, pour sortir son neveu de ce mauvais pas et l'initier aux secrets de son nouveau peuple. À Saul de choisir s'il désire assumer devant la justice des hommes les conséquences d'un acte qu'il n'a pas commis, ou, s'il a le courage d'accepter l'héritage du sang, de partir rejoindre à tout jamais le demi-monde de l'ombre. Et il lui faut choisir vite. Très vite.
Ainsi donc, Saul va disparaître aux yeux des hommes — laissant derrière lui ses amis en proie à l'inquiétude — pour découvrir bien vite que les intentions du son « oncle » ne sont pas aussi pieuses qu'elles en avaient l'air, car une menace à la mesure des pouvoirs qui s'exercent dans ce Londres fantasmatique plane sur tous.
L'artifice de la ville alternative n'est pas neuf, et rien que pour Londres, deux autres auteurs vont, en l'espace de trois ans, y avoir recours. Neil Gaiman, évidemment, avec son Neverwhere, mais aussi Christopher Fowler avec La Ligue de Prométhée. Difficile donc, à la lecture de cette reprise tardive (l'édition française date de 2006) de s'affranchir d'une impression de déjà-vu. D'autant que Le Roi des rats n'a ni l'imagination débridée du premier, ni la pertinence glaciale du second. C'est un premier roman, honnête, relativement maîtrisé dans certains de ses aspects, mais lacunaire par d'autres. Aussi attachant qu'il peut — paradoxalement — être anecdotique. Sentiment renforcé par une traduction qui manque de rythme. Un comble pour cette histoire qui repose toute entière sur la musique, et surtout cette drum’n’bass qui a été la BO de la fin des années quatre-vingt-dix à Londres. Et sur ce point, au moins, China Miéville fait mouche. Certainement parce qu'il connaît bien le sujet. L'Angleterre qu'il dépeint au travers des tenants de cette sous-culture est convaincante. Dans une atmosphère qui n'est pas sans faire écho au Londres qui brûle des Clash, il dresse le portrait d'une génération désabusée, sédatée par les discours aussi lénifiants que formatés de ces travaillistes new look menés par Tony Blair. Une jeunesse sans repères, qui a préféré l'oubli sur les dance floors aux combats de leurs aînés. À cet égard, son actualisation du mythe du Joueur de flûte de Hamelin — le fameux Piper at the Gates Of Dawn du Floyd — tape juste. Intéressant de voir d'ailleurs avec quelle constance ce personnage sous-tend l'imaginaire anglais.
Mais alors que tous les ingrédients semblent réunis, y compris des personnages solidement campés, la sauce peine à prendre. L'histoire d'abord, cousue de fil blanc, bride l'intérêt. On attend sans impatience le dénouement convenu d'une quête initiatique revue à la lumière actinique des souterrains londoniens. Miéville, ensuite, pêche par ambition. Sans aller jusqu'au saugrenu, certaines scènes sont trop peu maîtrisées dans l'écriture pour laisser leur empreinte dans l'imagination du lecteur. Ainsi en va-t-il du climax du roman, dance party géante prise d'assaut par des millions d'araignées et de rats, auquel Miéville coupe court. Et le style enfin, franc et cherchant l'évocation, mais qui déroute, car on est loin de la flamboyance baroque de Perdido Street Station ou des Scarifiés. Normal, c'est un premier roman. Mais sorti trop tard sur le marché français, bien après ses successeurs, en regard desquels il fait, du coup, pâle figure.
Ne reste alors du Roi des rats que le souvenir, pas désagréable au fond, d'une lecture plaisante. Pas si mal, certes, mais eu égard à la grandiloquence fiévreuse par laquelle Miéville s'est imposé en France, on reste sur sa faim. Perplexe devant le caractère anodin de ce roman qu'on s'efforce déjà, la dernière page tournée, de ne pas oublier, puisqu'on en aime l'auteur. Une tâche qui a le goût de la dévotion fanique à défaut d'avoir celui de l'admiration sincère.