Actuellement, le polar est frappé par un phénomène de délocalisation temporelle et n'est plus circonscrit dans l'époque. Ainsi, récemment, au Masque, Florence Bouhier (Erika Stevens) a donné La Danse des crânes et Barbara Hambly Une Saison de fièvre, deux polars XIXe (par des romancières s'adonnant par ailleurs – dans la défunte collection « Abysses » – à la fantasy). Le phénomène est tout sauf marginal. Or, si le crime a un glorieux passé doublé d'une actualité somptueuse et débordante, il ne peut qu'être promis à un radieux avenir où, à l'instar de Maurice G. Dantec ou du P. Siniac de Carton blême, s'illustre Philip Kerr.
Au XXIe siècle sont apparus les parvovirus humains qui ont fait un demi-milliard de victimes. Les PVH empêchent l'hémoglobine de fixer l'oxygène et de le libérer dans les tissus ; les malades meurent par anoxie quand il n'ont plus suffisamment d'hémoglobine saine – soit en 120 jours maximum. Le cours du sang a donc flambé et l'économie repose désormais sur lui. Ce sont les gens sains qui sont riches et se protègent. Société duale exacerbée, société d'apartheid médicale.
On retrouve au cœur de ce roman la thématique politique qui court l'œuvre de Kerr de livre en livre, sa hantise d'une société duale et des obsessions sécuritaires concomitantes. Obsession qui est à la naissance de l'action. La fille de Dana Dallas, riche concepteur de banques du sang chez Terotech, numéro un mondial de la sécurité, est atteinte d'une maladie génétique qui nécessiterait des transfusions régulières. Or le sang est hors de prix, même pour Dallas. Ce dernier représentant désormais un risque pour Terotech, King — son PDG — demande à Rimmer, la barbouze maison, de le liquider ainsi que sa famille. Rimmer foire. Pour se venger, Dallas va se faire la National First Blood Bank… sur la Lune !
Philip Kerr mobilise toute la quincaillerie high tech de la SF la plus moderne : réalité virtuelle, vols spatiaux, intelligence artificielle, colonies lunaires et nanotechnologies. Il ressort même les pouvoirs psi de la remise aux accessoires… Le Sang des hommes approche des thèmes et des motifs voisins de ceux d'Oblique de Greg Bear. Kerr reste plus centré sur l'effraction de haute technologie, qui constitue la ligne narrative principale, là où Bear recourt à un faisceau de narrations convergentes. On retrouve néanmoins de part et d'autre le héros hypercompétent qui fracture le sanctuaire élitiste défendu par de l'intelligence artificielle. Chez Kerr, où on a même droit aux ordinateurs quantiques et autres inversions de spin – c'est dire si c'est de la SF –, l'I.A. travaille pour son propre compte… Kerr est, dans ce roman, à la fois plus à gauche et moins politique que Bear dans le sien. Si les personnages des deux livres appartiennent plutôt aux catégories aisées, l'univers social reste un background chez Kerr, qui opte pour une tangente métaphysique en conclusion tandis que Bear lui accorde plus d'importance. La résolution de la crise dans le roman de l'américain aboutit à un retour à la situation antérieure, certes, mais à défaut de réponses, des questions auront été posées, assorties, faute de mieux, de propositions morales humanistes et d'un rejet du darwinisme social. Kerr s'est, lui, contenté de montrer et dénoncer sans faire fonctionner son univers social ainsi qu'il l'avait si bien fait dans Une Enquête philosophique.
Il y a un discours savamment hémologique valant ce qu'il vaut — le pauvre critique ne se sent pas les compétences médicales pour en juger ni départager la fiction de la réalité en la matière. Toutefois, il y a lieu de penser que certaines impasses ont été faites pour permettre le développement concernant la maladie de la fille du héros. Le contrat de lecture de la science-fiction supposant la suspension de l'incrédulité, cela n'a rien de gênant. Il faudra en revanche aller beaucoup plus loin en la matière pour accepter que le sang humain soit le milieu idéal pour développer un ordinateur quantique…
À défaut de chef-d'œuvre, ce roman est largement supérieur à la production standard. Quant aux amateurs de polars qui le trouveront dans une de leurs collections fétiches, ils risquent d'être quelque peu déroutés. Oblique est sans conteste plus intéressant, mais Le Sang des hommes sait être plus divertissant sans être bête, loin de là. Le bouder serait de toute façon une erreur.
À lire également : la chronique de l'édition originale par Sophie Gozlan.