Voici la réédition en poche, tant attendue par les moins fortunés, du chef-d'œuvre de Brian Stableford, le premier Livres de la Genèse.
Pour être paru dans une collection de fantasy, Le Sang du serpent manqua son premier rendez-vous avec le public français. Car c'est bien de pure SF qu'il s'agit, plus particulièrement de celle que les anglo-saxons dénomment planetary romance. On peut raisonnablement imaginer que ce roman était destiné à devenir le quatrième titre de la collection mort-née « Futur », où Doug Headline, son responsable, avait déjà publié dans un registre voisin, Les Fils de la sorcière de Mary Gentle (bientôt réédité en « Folio-SF »). Après l'arrêt prématuré de la collection, on supposera que le même Doug Headline ne renonça pas à offrir au public ce roman qui le méritait et le publia dans la collection sœur des éditions Rivages : « Fantasy ». Voilà comment une excellente trilogie peut se retrouver victime de la confusion des genres…
C'est de la SF certes peu technologique. Un monde où l'on utilise des épées, où il y a des rois et des sorcières — comprenez des guérisseuses, c'est à dire des empoisonneuses… Ici, « surnaturel » signifie « appartenant à la biosphère originelle de ce monde », par opposition à une biosphère étrangère, importée de la Terre et dite « terrestre ».
Cette romance planétaire traite du thème générique de la colonie perdue, à l'instar de La Jeune fille et les clones de David Brin, d'Exilé, l'excellent roman de Michael P. Kube-McDowell, ou encore, pour citer un auteur français, d'« Avant Champollion », la remarquée nouvelle de Sylvie Denis. Mais c'est de Patience d'Imakulata, d'Orson Scott Card, dont Le Sang du serpent est le plus proche. Outre que l'on y trouve aussi une tête toujours jactante bien que tranchée ainsi qu'une princesse héroïne rompue à l'usage des poisons, c'est avant tout l'idée d'une lutte séculaire entre l'écosystème local et les éléments d'origine terrestre importés par les colons — que l'on peut, humains compris, considérer comme une pollution — , qui lie les deux livres. Deux autres éléments rapprochent davantage encore ces ouvrages. Tout d'abord l'inopérance de la technologie, et d'autre part l'écologie locale qui, dans les deux cas, a su attendre longuement son heure et la dégradation de la technologie pour reprendre l'offensive. Ultime parallèle : tant Patience que Lucrezia traversent une grande partie du pays en compagnie d'un équipage hétéroclite, local et terrestre.
Brian Stableford est un auteur anglais atypique. Il a commencé à publier dès les années 70, mais sans être marqué par les thématiques fort pessimistes qui s'imposaient alors outre-Manche chez les post-moorcockiens. Peut-être cela fut-il dû à un certain positivisme scientifique ? Quoiqu'il en soit, il ne s'est véritablement imposé que plus récemment, avec la génération des Baxter et autre McAuley, comme lui scientifiques de formation. Et pourtant. Le thème moorcockien en diable du pourrissement court tout au long du Sang du serpent. Bien sûr, Stableford ne le décline pas selon sa dimension métaphysique, en termes d'entropie ; il privilégie l'aspect biologique. Tout vieillit et se meurt, voué à la corruption, mais il ne semble jusqu'à présent guère s'attacher à la notion de complexification du système.
Andris Myrasol, prince en cavale condamné à la suite d'une rixe, se retrouve emporté par le flot des circonstances dans une expédition vers la vallée des terribles Dragomites, en compagnie du capitaine qui l'a arrêté, Jacom Cerri, désormais en disgrâce, et qui est chargé de ramener à Xandria la princesse Lucrezia. Autour d'eux, le bandit Checuti qui a raflé l'argent du roi ; le marchand Carus Fraxinus et son adjoint, Aulakh Phar ; Ereleth, reine-sorcière qui chaperonne Lucrezia et leur âme damnée, la géante Dhalla ; Hyry Keshvara, l'aventurière ; Merel Zabio, la cousine de Myrasol ; et le Serpent Ssifuss…
Les presque six cent pages de ce premier tome ne sont pas de trop pour poser la foultitude de personnages, dont une douzaine de principaux, et d'évoquer ce monde foisonnant à travers mille et un détails. En cinq cent pages d'ouverture, Brian Stableford ne laisse nulle place à l'ennui ni aux lourdeurs ; le rythme sait toujours rester alerte. À la lecture, on sent la nécessité des informations reçues. Et au tourné de la dernière page, le lecteur n'a que l'envie de pénétrer plus avant les arcanes de ce monde étrange en compagnie de Fraxinus et de son équipage, d'aller avec eux jusqu'au Berceau de la Chimère. Gageons que J'ai Lu saura donner à la trilogie des Livres de la Genèse tout son lustre et la positionner, complète et en bonne place dans toute bibliothèque SF qui se respecte, au côté de l'Helliconia de Brian Aldiss, car c'est un morceau de choix pour les rêveurs de mondes.