Iain M. BANKS
ROBERT LAFFONT
408pp - 22,70 €
Critique parue en janvier 2003 dans Bifrost n° 29
C'est de l'excès permanent que procède le charme de la « Culture ». Autant la civilisation galactique que la série de livres qui en détaille les avatars et les avanies, car Banks adapte la forme au fond, jouant à l'occasion les Ponson du Terrail modernes. « Jouant » est le mot-clé : Banks tient la langue anglaise à sa merci, la malmène et la promène, aussi à l'aise dans l'action démesurée que dans les conversations de cocktail oiseuses et hachées qui sont l'activité principale de tant de citoyens de la « Culture ».
Pour lui remettre les pieds sur terre, pour que les romans aient quelque chose à raconter, il faut bien que la « Culture » se confronte à des civilisations moins avancées, moins bienveillantes. Elle ne court jamais le risque de perdre mais peut infliger à ses adversaires des défaites honteuses, dont les conséquences mettent à mal ses principes même : démocratie et respect des créatures douées de raison. Prenez les Chelgriens : leur société commençait à se débarrasser de son archaïque et révoltant système de castes. L'interventionnisme sans finesse de la « Culture » a précipité une guerre civile. Quatre milliards de morts, une société profondément meurtrie, un quarteron de fanatiques ne rêvant que de revanche. Et le compositeur Ziller, peut-être le plus grand artiste de la civilisation chelgrienne, qui avait choisi de s'exiler sur une Orbitale de la « Culture », n'a aucune envie de revoir sa planète natale, ni non plus Quilan, l'émissaire qu'elle lui envoie…
Ziller et Quilan fournissent un rude et permanent contrepoint à l'hédonisme évaporé de la « Culture » ; le premier parce qu'il remet sans cesse en cause ses activités de loisir extravagantes (excellent prétexte saisi par Banks pour nous les décrire en détail et augmenter d'autant la longueur du livre) ; le deuxième parce qu'il impute à la « Culture » la responsabilité de la mort de son épouse, seul amour de sa vie. Sans qui il perd toute raison de vivre, ce qui fait de lui le parfait candidat pour une mission-suicide clandestine. Parce qu'ils souffrent, parce qu'ils se consacrent à des idées plus grandes qu'eux-mêmes, Ziller et Quilan sont les deux personnages les plus attachants du roman (et peu importe qu'ils ressemblent à des tigres dotés de quelques membres supplémentaires). Et pourtant, face aux machines surpuissantes de la « Culture », le résultat de leurs efforts est insignifiant…
La leçon n'est pas nouvelle : c'était déjà celle de Une Forme de guerre, dont le titre original (Consider Phlebas) voisine avec celui du présent ouvrage (Look to Winward) dans le poème de T. S. Eliot dont ils sont tous les deux tirés. On retrouve d'ailleurs ici, en arrière-plan historique, la guerre Idirane. De même qu'on retrouve une poignée d'éléments glanés dans d'autres romans de la série, comme la construction en flash-backs analogue à celle de L'Usage des armes. Et bien sûr, une débauche de paysages et d'artefacts. Mais pas de voitures automobiles, en dehors des camions militaires Chelgriens : en bonne utopie anarcho-communiste, la « Culture » propose une abondance de transports collectifs. À cela près, pourtant, elle n'a jamais autant ressemblé aux États-Unis : un immense jardin pour des citoyens gâtés, contents d'eux-mêmes et de leurs grands principes, défendus sur leurs frontières par un dispositif militaire (les Circonstances Spéciales) qui se montre teigneux. Jusqu'à la description de la guerre Idirane, et sa conclusion par la Bataille des Novae Jumelles, qui évoque immanquablement la guerre du Pacifique entre Américains et Japonais. Sans même parler de la perspicacité dont fait preuve le livre en matière de relations internationales : un an après sa sortie en 2000, des fanatiques religieux ulcérés par les contradictions internes de leur propre société commettaient aux USA de spectaculaires attentats-suicides. Dead Air, dernier livre en date de Iain Banks, l'alter-ego de littérature générale de Iain M. Banks, tourne autour du 11 septembre 2001. En attendant « l'air mort », vous pouvez toujours vous plonger dans Le Sens du vent, c'est plus léger, Banks y exerce sa verve et son humour cruel, même s'il ne renouvelle pas la « Culture ».