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Les critiques de Bifrost

Le Vaisseau ardent

Le Vaisseau ardent

Jean-Claude MARGUERITE
DENOËL
1280pp - 30,00 €

Bifrost n° 60

Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60

Seul dans son bureau, à la veille de partir enfin pour l’unique voyage qui ait jamais compté à ses yeux, le commandant Petrack, aventurier et chasseur de trésors, se remémore les quelques nuits qui ont donné sens à son existence, à la fin des années 50, dans le petit port yougoslave qui l’a vu naître. Alors âgé d’une dizaine d’années, fasciné par la piraterie et l’aventure maritime, au point de s’improviser voleur pour en goûter les premiers frissons, il fait la connaissance de l’Ivrogne, singulier personnage qui entreprend de lui raconter sa vie au rythme des bouteilles de rhum frelaté que le jeune garçon lui apporte. La vie d’un personnage haut en couleurs, historien excentrique, jouisseur et aventurier malgré lui… Une vie tout entière consacrée à retrouver la trace du Pirate Sans Nom : un flibustier d’exception qui, après avoir des années durant écumé les Caraïbes et amassé un trésor inégalé, aurait disparu sans laisser dans l’Histoire autre chose qu’une absence, une marque en creux…

Fasciné par le destin de ce héros oublié et par la perspective d’un authentique trésor, tiraillé entre le doute et l’envie de croire à la légende, Anton consigne nuit après nuit les divagations de son curieux compagnon. Le doute finira par l’emporter, d’autant plus facilement qu’au fil de l’histoire s’entremêlent des allusions de plus en plus appuyées à une nef mystérieuse, consumée sans dommage par un perpétuel incendie.

Ce n’est que cinquante ans plus tard, à l’occasion d’une rencontre avec une jeune femme dont les recherches accréditent les propos de l’Ivrogne, que le commandant Petrack balaiera ses doutes pour se lancer enfin à la recherche du véritable trésor du Pirate Sans Nom : la légende du vaisseau ardent, qui prend racine dans la nuit des temps…

La perspective de plonger dans un roman de 1300 pages, a fortiori d’un auteur inconnu, peut avoir quelque chose de rebutant. Dès les premières lignes cependant, la plume de Jean-Claude Marguerite convainc et enchante. Le style est limpide, la langue riche et belle impose en quelques pages un grand conteur : le voyage sera forcément inoubliable. Imaginez-vous avoir douze ans, dévorant L’Ile au trésor avec la candeur et la fascination exclusive de l’enfance…

Si nombre de grands récits d’aventures maritimes trouvent un écho dans les tribulations de l’Ivrogne, le roman de Stevenson s’impose facilement comme la réminiscence la plus marquante. L’auteur comme son personnage prennent toutefois soin de privilégier le réalisme historique, loin du cliché romanesque du pirate sans entraves accumulant un fabuleux trésor : nuit après nuit, au fil du récit de sa quête du Pirate Sans Nom, l’Ivrogne inflige à Anton les désillusions, les certitudes et les doutes qui, tout autant que ses rêves, façonneront le commandant Petrack. L’enfance vécue, perdue ou retrouvée, s’installe au cœur du roman, creuset où se forge le sens que chacun don-ne au mot « trésor » — le sens que chacun donne à sa vie.

De Long John Silver à Peter Pan, des mystères de l’Egypte aux rudes légendes nordiques, de la fontaine de jouvence au déluge, l’auteur puise aux mythes qui colorent notre imagination comme à ceux qui fondent les civilisations pour explorer les grèves brumeuses où se mêlent mythologies et Histoire. Au gré d’une construction éclatée qui ne laisse rien au hasard ou à l’approximation, de nombreuses voix s’expriment et témoignages, souvenirs, introspections, mémoires, légendes s’entremêlent inextricablement. A l’exaltation de la grande aventure vient s’ajouter la fascination pour le puzzle mis en place par Jean-Claude Marguerite, véritable sfumato de narrations sans cesse remodelées et magnifiées par la mémoire, intime ou collective, rappelant ainsi que l’Histoire est éminemment subjective : l’essentiel lui échappe pour trouver refuge au cœur des mythes, de « l’autre côté des choses ».

Au terme d’un voyage qui, dans l’espace et dans le temps, aura mené son lecteur des sables de l’Egypte prépharaonique aux glaces menacées du Groenland, le Vaisseau ardent s’impose comme une superbe réussite. Un grand roman, exigeant et captivant, une de ces œuvres qui se voient offrir une place de choix dans les bibliothèques, inoubliables pour la simple raison qu’après leur lecture, quelque chose d’indéfinissable a changé dans le regard qu’on porte sur le monde.

A découvrir, lire… et relire de toute urgence.

Olivier LEGENDRE

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