S.P. SOMTOW
DENOËL
880pp - 28,00 €
Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40
[Chronique commune à Lumière sur l'Abîme, Le Trône de folie et Le Vent des Ténèbres.]
Voici une œuvre inclassable par son thème, imposante par son ampleur, d'une sensuelle beauté et d'une cruauté métaphysique. Elle est le fait d'un auteur lui aussi atypique : les auteurs de S-F d'origine thaïlandaise ne courent pas les rues, surtout parmi les chefs d'orchestre d'envergure internationale. Somtow Pinapian Sucharitkul est aussi à l'aise dans l'évocation d'univers chatoyants que délirants, voire déjantés (Mallworld) ou encore en fantastique (Vampire Junction), en fantasy et même dans la littérature pour la jeunesse (Messages de l'au-delà).
Dans un futur lointain, où l'humanité a essaimé sur des millions de mondes, sévit une Inquisition millénaire, qui, sous prétexte d'assurer la survie de l'humanité en cherchant l'utopie parfaite, traque inlassablement les fausses utopies, en y semant les germes du chaos. « La fin de la joie est le commencement de la sagesse. » L'Inquisition est animée par la compassion, qui lui permet d'endosser la culpabilité liée à la destruction de mondes, la déportation ou l'éradication d'individus. La réalité du système est son envers exact : les Inquisiteurs sont des destructeurs d'utopies, l'indifférence voire la cruauté pour certains tient lieu de compassion. C'est au moyen d'un jeu subtil et élaboré, le makrúgh, qu'ils s'échangent ou détruisent des planètes. Le simple fait de voyager à travers l'espace est rendu possible par des créatures, les Delphinoïdes, que l'on couple à des vaisseaux. La tristesse de ces créatures presque entièrement cérébrales, empêchées de chanter leurs poèmes de lumière, est si poignante que les humains affectés à la construction de ces vaisseaux ont été rendus sourds et aveugles. C'est ainsi que Touche-Ténèbres, une fille qui a conservé la vue à cause d'une régression génétique, découvre le mensonge dans lequel elle a été élevée et est sauvée par un adolescent rêvant aux étoiles, Kelver.
Le premier opus, Lumière sur l'abîme, raconte comment l'Inquisiteur Davaryush, conscient de la corruption de sa caste, fait de Kelver son élève pour qu'il provoque la chute du système. Le Trône de folie, second roman du premier tome de cette intégrale, montre Tón Kelver s'opposant à un autre jeune Inquisiteur, Arryk, disciple, avec Siriss, dont le cœur balance entre les deux, d'Elloran, un Inquisiteur bon et sincère. Arryk, qui croit en l'Inquisition, veut empêcher Kelver de la détruire. Les Chasseurs d'utopies (dans le second volume de l'intégrale) est un recueil de nouvelles reliées entre elles par le parcours de Jenjen, une tisseuse de lumière découvrant la société des Inquisiteurs. Ce recueil est une pause permettant de préciser bien des points sur l'Inquisition, avant le titanesque affrontement final conté dans Le Vent des Ténèbres.
Avec Les Chroniques de l'Inquisition, le space opera devient métaphysique. On ne peut qu'être transporté par le lyrisme de cette œuvre gigantesque, par le foisonnement baroque de ces sociétés très contrastées. La réflexion que Somtow mène autour de l'utopie et, d'une façon plus globale, sur la condition humaine, son irréductible besoin de violence et sa cruauté, s'articule autour de ces multiples récits qui ne parlent finalement que d'amour et de liberté.
Cette œuvre magistrale, souvent émouvante, mais aussi assez ardue, est pour la première fois présentée dans son intégralité, avec le recueil de nouvelles resté à ce jour inédit en France. Elle est à ranger à côté des « Seigneurs de l'Instrumentalité », de Cordwainer Smith, un autre monument du genre, par son ampleur et son lyrisme.